1914-1918. Lugand (Fernand). Carnets de guerre d'un "poilu savoyard" (Témoignage)

CARNETS DE GUERRE D'UN « POILU SAVOYARD »

 

Fernand Lugand

 

La Fontaine de Siloe, 2000 154 pages.

 

* * * * * * * * * * *

 

Extrait n°87. (pp 58-59).

« Nous sommes obligés de travailler sans arrêt à la réfection du parapet, les obus crevant à tout instant les sacs de sable qui le composent. Je jette un coup d’œil à travers un créneau et j'aperçois des cadavres de soldats allemands gonflés comme des outres. Ceux là n'ont pu regagner leurs lignes après l'attaque et ils pourrissent sur place, car on ne peut songer à leur donner une sépulture, les lignes adverses sont au maximum à vingt mètres des nôtres. De grosses mouches noires bourdonnent sans arrêt autour de cette chair en décomposition qui dégage une odeur nauséabonde. Nous sommes au mois d'août 1915. »

 

Extrait n°88. (p 59).

« J'eus un matin, l'occasion d'exercer mes talents de bon tireur et d'abattre sûrement un ennemi. Dans le jour naissant, j'aperçois un soldat allemand muni d'une pioche, creusant un trou à l'orée du bois. Mon fusil armé, mis en joue, le doigt sur la détente, je m'apprête à bien viser. Un réflexe subit m'empoigne. Je me dis qu'il serait lâche de tuer ainsi un homme qui peut être travaille à ce trou pour donner une sépulture à un camarade. Je relève mon arme, la dépose à mes pieds et ma conscience me dit : « tu as bien fait. » »

 

Extrait n°89. (p 60).

« …. les lettres sont au moral ce que le ravitaillement en vivres est au corps. C'est bien bon de lire les nouvelles du pays et ceux qui sont demeurés au foyer ne se doutent certainement pas combien les lettres sont attendues, lues, relues et commentées. »

 

Extrait n°90 (p 60).

« En ligne, huit mètres nous séparent de l'adversaire. De part et d'autre on a établi des grillages en fil de fer, semblables à ceux qui entourent les cages à poules, afin de se protéger contre le lancement des grenades à main. On parle à voix basse pour ne pas être entendu par ceux d'en face, le calme règne. Si près les uns des autres on ne peut recevoir d'obus et les grenades sont renvoyées par le grillage, de sorte que nous sommes à peu près tranquilles. »

 

Extrait n°91 (p 67).

« Au moyen d'un microphone on a surpris des bruits souterrains et ces bruits nous ont révélé que ceux d'en face, sournoisement minent nos positions dans le village. Aussitôt alertés les sapeurs du génie ont établi ce qu'on appelle un « camouflet » afin d'arriver avant les autres à faire sauter la positions. Qui gagnera la course à la mort. »

 

Extrait n° 92 (p 74).

« Le ravitaillement en ligne s'opère de la façon suivante : la cuisine roulante contient la soupe, la viande, le café : deux mulets y sont attelés en flèche. Lorsque tout est prêt, le caporal d'ordinaire nommé Souchon, accompagné d'aides cuisiniers chargés du vin et du pain, se transportent avec tout le matériel à l'entrée de Metzeral, deux hommes par section viennent chercher la soupe qui parvient encore chaude aux premières lignes. Les aides cuisiniers vont également en première ligne distribuer le vin et le pain, de sorte que chaque jour tout le monde mange à sa faim. Les cuisiniers sont vraiment dévoués et leur mission n'est pas sans péril. Ici tout est prévu et en cas d'impossibilité de recevoir le ravitaillement, j'ai fait une réserve de conserves de viande, poissons, de chocolat et fromage suffisante pour nourrir la compagnie pendant plusieurs jours.

 

Extrait n°93 (p 68).

« Les cloches se sont abattues en sonnant leur propre glas, elles sont là, parmi le fouillis de plâtras et de poutres, réduites en menus morceaux. Chacun en prend un ou deux et du matin au soir, on entend les bijoutiers improvisés, limer et polir le bronze afin de faire des bagues souvenirs qui seront soit envoyées aux parents ou aux amis, soit vendues, car ici le commerce ne perd pas ses droits. »

 

Extrait n°94 (p 84).

« Le soldat qui est habitué au feu discerne facilement la grosseur du projectile au sifflement provoqué par l'obus et il se rend compte s'il va plus loin ou si c'est pour lui. »

 

Extrait n°95. (p 85).

« Au petit jour, le tir des nôtres s'allonge. C'est l'attaque ! Quel nettoyage ! En face de nous, tout a été emporté, les prisonniers sont cueillis dans leurs abris à demi détruits, ils sortent pâles, harassés, les mains levées en criant : kamarade ! Quand l'évacuation est par trop lente, une grenade lancée dans l'abri décide ceux qui restent à accélérer l'allure. »

 

Extrait n°96. (p 86).

« Le combat au corps à corps est acharné, ce n'est plus une bataille mais une tuerie ; le couteau entre en jeu, on est trop près pour tirer ….

Ce sont des « han », des cris étouffés, des râles, l'homme tue, le sang ruisselle. C'est de l'acharnement. Un chasseur du 27e passe près de moi. Il n'a plus que la moitié de sa culotte et la jambe qui est nue est mutilée, le mollet pend lamentablement, décroché par un furieux coup de poignard. Il va se faire panser et chercher un infirmier..

Cependant l'ennemi cède et laisse quelques prisonniers entre les mains du 27e Bataillon. Pas beaucoup car dans l'ivresse du combat on ne se rend pas un compte exact de ceux qui luttent ou de ceux qui se rendent. »

 

Extrait n°97 (p 92).

« Triste nouvelle. Le général Serret, qui avait conduit l'attaque, vient d'être grièvement blessé. Un obus lui a emporté une jambe. Il est mort le lendemain à l'hôpital de Saint-Amarin. Cette nouvelle nous plonge dans la consternation, car c'était un chef, un bon chef, un brave soldat toujours parmi nous, payant de sa personne. Ce sont décidément de biens mauvais jours que nous passons ici. »

 

Extrait n°98 (p 93)

« Lafaverge1, sergent à la compagnie est pulvérisé par un obus qui l'atteint de plein fouet. On recueille de ci de là quelques morceaux de chair qui sont mis dans une boite de fer blanc ayant contenu des biscuits. Son cercueil ne sera pas volumineux. »

 

Extrait n°99 (p 99).

(8 janvier 1916) «Nous sommes dans cet enfer depuis le 18 décembre. J'ai la même chemise sur le dos, les mêmes chaussettes aux pieds que mes brodequins n'ont jamais quitté, mes vêtements sont pitoyables. Partout des taches de sang, des accrocs, des trous. Depuis le 18 décembre, sous la neige, la pluie, le gel et l'orage de la mitraille, comment le corps humain peut'il offrir pareille résistance à tous ces éléments ? Je n'ai souffert d'aucun malaise physique et je suis complètement sûr que je n'en souffrirais pas s'il fallait solliciter mon corps plus encore (….) Le 8 janvier c'est la relève (…) Je m'occupe du campement et de la situation d'effectifs de la compagnie. C'est vite fait : 28 hommes (sur 150) et 8 mulets (…) Les 28 hommes qui restent ont bu les 72 litres de vin destinés à la compagnie. L'ivresse en a gagné quelques uns. »

 

Extrait n°100 (p 104).

« L'aspirant se croit encore au séminaire. Il ne sait pas encore que les chasseurs ne reculent jamais et qu'un chasseur trouve une poule où un zouave trouve un œuf et un de la biffe rien du tout. »

 

Extrait n°101 (p 108).

« Les Allemands ont fait un coup de main sur nos lignes, enlevé quelques territoriaux qui les occupaient et massacré ceux qui n'ont pu être emmenés... Aussi nous devons ouvrir l’œil car la neige est complice des coups de main. La couche amoncelée dépasse de beaucoup la hauteur de nos réseaux de fils de barbelés et on ne peut compter que sur la vigilance des sentinelles, car les bruits sont assourdis par cette ouate épaisse et les skieurs y glissent dessus, tels des fantômes. C'est grâce à la neige et au temps bouché que nos skieurs ont pu surprendre, dans leur petit poste, deux mitrailleurs ennemis qu'ils ont fait prisonniers avec armes et bagages, sans que quiconque s'en soit rendu compte, pas plus du côté allemand que du nôtre. »

 

Extrait n° 102 (p 109).

« La couche de neige s'épaissit chaque jour et sur les hauteurs, le vent souffle en permanence. Les hommes sont sans cesse occupés à déblayer les tranchées et les boyaux. Il en est de même pour ceux d'en face. On tire de part et d'autre afin de n'en pas perdre l'habitude.

Bombardements réciproques, coups de fusils isolés, nos pertes sont légères pour ainsi dire nulles. La plupart des évacués le sont pour gelure ou maladie. »

 

Extrait n°103 (p 110).

« Nous avons un microphone à notre disposition, ce qui nous permet de surprendre les conversations de nos adversaires. Nous savons qu'ils sont très mal dans leurs tranchées, souvent envahies par les eaux. D'autre part, le feu de notre artillerie harcèle leurs convois, ce qui provoque un fort désordre dans leur ravitaillement et ils se plaignent de ne pouvoir manger à leur faim. Ce système d'écoute nous permet également de connaître les heures de relève et de bombardement, de sorte que lorsque le tir est déclenché tous nos hommes sont à l'abri dans les sapes qui sont solides et qui peuvent tenir le coup. Ils nous arrosent avec des 105 fusants très impressionnants par la violence de la déflagration qu'ils produisent en éclatant au dessus de nous. »

 

Extrait n°104 (p 111-112)

« C'est à cet endroit que j'eus une altercation avec un autochtone. Il prétextait que le bruit que faisaient les hommes dans le cantonnement troublait le repos de ses vaches.

Quand les Allemands sont venus ici, ils sont restés dehors ! Me dit-il.

Bien sûr lui répondis je, c'était en août 1914, il faisait un peu plus chaud qu'aujourd'hui.

Un vigoureux coup de pied que je lui flanquai dans le postérieur fut le dernier argument que j'employai pour lui faire entendre raison. Cet argument fut le meilleur car depuis ce jour là, le brave homme ne revint jamais se plaindre. »

 

Extrait n° 105 (p 124)

(L'auteur qui vient de prendre en compte une tranchée fait l’inventaire du matériel)

« Dans le compte des bombes en consigne, j'en trouve dix neuf de trop … Il n'y a qu'une chose à faire afin de présenter un relevé exact : donner l'ordre de les expédier à nos voisins d'en face par la voie céleste. »

 

Extrait n° 106 (p 125)

« A ce moment précis, j'ai certainement eu une seconde ou deux d'oubli de moi même, et je ne sais comment cela se fit. Toujours est-il que sur la gauche du secteur, les Allemands, alertés par mes allées et venues qui ne leur avaient pas échappé, ouvrent le feu dans ma direction. Les balles sifflent et miaulent et s'écrasent dans la terre avec un bruit mat. Je fais face et tâche de repérer d'où provient cette mitraille. A trente mètres à peine j'entrevois le point noir d'un fusil. Je n'ai pas le temps de m'aplatir que déjà une balle m'atteint et me traverse le coude gauche. Je fais un mouvement instinctif pour me baisser, une deuxième balle me perce le flanc gauche et je pique du nez.

Je reprends mes sens dans les bras du lieutenant Gévaudan qui m'emporte à travers ce chaos dans l'abri. Comment n'a t'il pas été touché lui même ? Je me le suis demandé bien souvent. Cet officier n'a pas craint de risquer sa vie pour m'arracher au feu de l'ennemi (…)

Le lieutenant Thivaud, à qui on vient d'apprendre la nouvelle, accourt, se précipite à mon côté. Il ne dit rien, il est pâle, de grosses larmes roulent sur ses joues et je l'entends murmurer « pauvre petit. »

 

Extrait n°107 (p 127).

« Le capitaine Bonvallet informé à son tour de cet événement s'inquiéte simplement si les consignes ont été passées. Sur ma réponse affirmative, il s'en va sans dire autre chose. C'est son premier jour de commandement à la compagnie. Cependant il me connaît bien, il aurait pu m'adresser une parole aimable, il n'en n'a rien fait. Quelle attitude différente avec celle des deux lieutenants ! C'est presque une brute. Mais qu'il sache bien que ce n'est pas avec cette mentalité que l'on fait des héros ! » 

 

Extrait n° 108 (p 127 sq).

(La chaîne d'évacuation sanitaire après sa blessure).

« On est allé quérir les brancardiers. On me dépose sur une civière et, à la chute du jour on m'emporte au poste de secours. C'est le major Fabre qui me reçoit. Il examine les pansements qu'il trouve très bien confectionnés et me dit quelques paroles réconfortantes. Puis les brancardiers reprennent leur pénible marche (…) On me dépose enfin au poste de secours du bataillon. Le major à 3 galons Levy ne me regarde même pas et dit au sergent infirmier : Donnez lui tout ce qu'il vous demandera. (….)

Je suis de nouveau transporté plus loin. C'est maintenant le poste du chirurgien, on m'étend sur un lit de camp (….)

L’aumônier administre sans arrêt les derniers sacrements. Les infirmiers guettent le dernier soupir de ces moribonds pour les emporter et les remplacer par de nouveaux candidats à la mort (…)

Deux infirmiers s'approchent et me transportent vers la salle d'opération. On me dépose sur une table étroite sur laquelle on me ficelle comme un saucisson. Surgit un homme tout de blanc vêtu qui me tend un verre de cognac. Je m'en saisis et l'avale d'un trait. Presqu'aussitôt je ressens comme une brûlure dans le dos. Puis je perds la notion des choses (…)

Toute la journée les bombardements font rage. Les vitres du poste de secours ont volé en éclats. Les infirmiers ont disparu. Ils sont courageux … (…)

La nuit venue, un mouvement insolite se produit. Les ambulances automobiles rejoignent notre poste. On va procéder à l'évacuation des blessés vers les hôpitaux de la zone des armées (il arrive à Gérardmer dans les Vosges) (….)

Il n'y a ici que les grands blessés qui ont besoin de soins urgents et qui sont dans l'incapacité de supporter un transport vers les hôpitaux de l'arrière (…)

Douze jours après mon arrivée à l'hôpital, le major juge que je peux être dirigé vers l'intérieur. Le train d'évacuation a pour destination la Savoie (….)

Lors des étapes nous sommes visités par des médecins qui examinent les pansements et les sentent. Plusieurs d'entre nous sont bloqués sur place, leurs plaies suppuraient par trop (…)

Nous sommes munis d'une fiche rouge qui est épinglée à notre vareuse. Sur cette fiche le médecin traitant a consigné le diagnostic de la blessure, ce qui facilite le contrôle du médecin attaché à la station d'étape suivante. »

 

FIN

 

Dernière mise à jour : 14 juin 2014

1Elie Benoît LAFAVERGE, sergent au 7e BCA, né le 8 septembre 1894 à Challonges (Haute Savoie) est tué à l'Hartmannswillerkopf le 6 janvier 1916 (Source Mémoire des Hommes). 



14/06/2014
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