Winter (J). Volume 3 Chapitre 2. Les enfants. (NDL)

CHAPITRE 2. LES ENFANTS

 

 

Manon Pignot.

 

 

« A voir les disparités entre les nations occidentales avant guerre, il n'y a alors guère de points communs entre un jeune campagnard russe et une écolière canadienne, c'est-à- dire, plus généralement, entre des univers enfantins qui sont largement modelés par les conditions économiques, sociales et culturelles de leur pays respectif. L'existence de politiques de scolarisation, les différentes législations sur le travail enfantin et sur la justice des mineurs, la diffusion plus ou moins importante d'une culture enfantine au tournant du siècle, la désignation de l'enfance comme un public et donc aussi comme un marché potentiel … : autant de données essentielles – et extrêmement variables d'un pays à l'autre – qui contribuent à définir la place nouvelle des enfants dans les sociétés occidentales de la Belle Époque. »

 

Globalement l'âge de l'enfance est compris entre 6 ans (début de la scolarisation) et 13-14 ans (début de l'âge légal au travail. Au delà nous entrons dans l'adolescence.

 

« En termes strictement démographiques, il y a donc bien une génération -née entre 1900 et 1910 – qui a vécu la guerre : toute la question est maintenant de savoir si elle y a participé. »

 

Les enfants, pour la plupart vivent le conflit à l'arrière. Ils sont donc essentiellement concernés par la faim et le froid, mais sont aussi touchés par la mobilisation culturelle mise en œuvre par l'école.

 

En fait peu d'enfants sont épargnés par le conflit. « C'est d'ailleurs en termes d'intensité de l'expérience enfantine qu'il nous faut réfléchir. Certains facteurs vont ainsi contribuer à intensifier l’expérience, en l'aggravant : c'est vrai pour la situation économique, celle du pays comme celle de la famille individuelle ; c'est vrai aussi, dans certains lieux de la guerre, pour l'appartenance de genre ; c'est vrai, enfin, pour le facteur géographique : la proximité avec les zones de front, a fortiori avec les zones d'occupation, place les jeunes témoins dans une situation paroxystique, qui les distingue radicalement de leurs homologues de l'arrière. »

 

L'hiver 1915-1916 provoque une césure chronologique. « Après une intense période de mobilisation, plus ou moins spontanément suivie, apparaissent les premiers signes de lassitude, alors que le maintien de discours de guerre toujours virulents creuse le fossé avec les jeunes lecteurs. »

 

Combattre ? Du champ de bataille au front domestique.

 

Place particulière des enfants dans le dispositif de mobilisation culturelle des populations civiles et combattantes. « Figures innocentes, symboles du foyer et de l'avenir, ils incarnent donc, pour les adultes, la catégorie à protéger en priorité et constituent, de ce fait, un ressort de culpabilisation important : on les retrouve donc massivement sur les affiches de conscription ou sur celles des différents emprunts de guerre. Bien plus, la presse et la littérature sont le lieu où réapparaît une figure classique du temps de guerre, celle de l'enfant-héros. »

 

« L'enfant-héros célébré dans les médias est largement fictif ; son intérêt ne réside pas dans son authenticité, mais dans sa vraisemblance. ». Mais il y eut tout de même de véritables jeunes combattants engagés volontairement souvent sous un faux nom (ce qui rend difficile leur identification), parfois sous leur vrai nom. On estime qu'il y eut 20.000 soldats mineurs dans le corps canadien, plusieurs milliers dans l'armée britannique.

 

« L'engouement adolescent a plusieurs explications possibles. D'une part, il illustre une caractéristique de cet âge de la vie, un « goût de l'aventure » qui fait osciller l'adolescent entre violence et contrôle, entre filiation et transgression. Bien des récits soulignent le sentiment « d'excitation » éprouvé par la jeunesse, en tout cas en 1914-1915. Cet enthousiasme décline ensuite, à mesure que la guerre dure. D'autre part illustre aussi l'influence de l'endoctrinement patriotique passé et présent. L'héritage scolaire d'un enseignement d'avant guerre patriotique, voire militariste, comme dans le cas français et prussien, se conjugue au contexte culturel immédiat de la guerre et à l'émergence de « cultures de guerre » nationales, au sein desquelles la presse et la littérature soutiennent fortement l’enthousiasme juvénile. »

 

Dans tous les pays, les enfants sont des cibles spécifiques d'un discours de guerre spécialement élaboré pour eux. Dans ce cadre exaltation de stéréotypes masculins et féminins idéalisés. C'est aussi un discours profondément manichéen qui oppose le bien au mal. Le discours sur la guerre repose sur l'idée d'une guerre du droit, d'une guerre juste.

 

Toutes les institutions culturelles qui existaient avant la guerre se trouvent investies par le discours de guerre : littérature de jeunesse, presse enfantine et juvénile, jeux et jouets deviennent des vecteurs de diffusion d'un discours patriotique voire xénophobe. Et le degré de diffusion de ce discours se répercute sur le degré de mobilisation de la population juvénile.

 

« La culture de guerre juvénile, telle qu'on la trouve dans la presse, la littérature et les jouets, à deux caractéristiques majeures : son spectre de diffusion lui permet, d'une part, de s’adresser à un public très large, allant des très jeunes enfants aux adolescents proches de l'âge de l'enrôlement volontaire ; son contenu, d'autre part, élude rarement la réalité de la violence de guerre. Bien au contraire, certains périodiques n'hésitent pas à recourir aux termes les plus crus, aux images les plus frappantes, pour marquer les jeunes esprits. »

 

« L'école, « seconde famille » pour bien des enfants, est aussi le lieu de diffusion par excellence du discours de mobilisation. Leçons et exercices sont largement consacrés au nouveau contexte militaire, entraînant la mise en place d'une véritable « pédagogie de guerre », où la guerre devient le « substrat de l'enseignement ». Plus encore, c'est sur le sacrifice combattant qu'insiste le discours de mobilisation scolaire. En défendant leur patrie et leur foyer, les soldats font le sacrifice de leur vie à la génération suivante. »

 

« Filles et garçons ne sont toutefois pas égaux face à l'exhortation sacrificielle. Loin de les faire disparaître, le contexte de guerre contribue amplement à renforcer les normes sociales, notamment les barrières du genre. Les garçons sont ainsi encouragés à se penser comme des combattants en devenir, soldats de la classe 1920 ou 1925. Les filles en revanche, n'ont pas d'avenir guerrier dans lequel se projeter. Elles sont au contraire rappelées à leur rôle domestique et maternel, et sont, par là, plus particulièrement mises à contribution dans l'effort de guerre enfantin. On les incite à quêter, participer aux soupes populaires, et surtout tricoter. »

 

Par contre sur le long terme, apparition de signes de lassitude, d'indifférence, voire de rejet du conflit. « La durée de la guerre, sa violence et ses effets sur les hommes contribuent à émousser l'adhésion enfantine. »

 

La vie quotidienne à l'épreuve de la guerre.

 

« Le revirement progressif de la jeune génération vis à vis du conflit s'explique évidemment par leur expérience grandissante des bouleversements de la vie quotidienne. L'entrée en guerre, en provoquant le départ immédiat et massif de millions d'hommes, a brutalement entraîné de profondes mutations au sein de la famille. Le premier bouleversement est donc celui de l'absence des pères : cette séparation durable à des implications autant affectives et intimes que sociales, dans la mesure où elle induit une reconfiguration plus ou moins provisoire de la famille, des rôles de chacun en leur sein. Pour les plus jeunes, c'est d'ailleurs souvent quand le père part que la guerre devient véritablement tangible, et non au moment de la déclaration de guerre proprement dite. »

 

« Le départ des hommes, dont certains n'avaient jamais quitté le foyer familial, provoque une sorte de béance, affective et sociale dans les familles. » Celle ci n'est que partiellement compensée par le courrier qui circule dans les deux sens. « Les lettres sont le support essentiel des stratégies d'endurance élaborées par les enfants et par les combattants pour supporter la séparation : leur attente, leur lecture, leur confection rythment le temps familial. Elles ont d'abord pour fonction de conserver au père son statut de chef de famille, de pater familias. La lettre paternelle est ainsi un instrument de contrôle , notamment du travail scolaire. ». C''est dans ces lettres que enfants et pères se disent pour la première fois leur affection, leur tendresse,leur amour, la douleur de la séparation. « La Première Guerre mondiale apparaît ainsi comme un moment déclencheur dans le processus d'invention de la figure du père moderne. »

 

« La lettre paternelle peut enfin avoir pour fonction de prolonger l'autorité paternelle au-delà de la mort. Les lettres testamentaires envoyées aux enfants, plus nombreuses qu'on ne le croit, sont en effet très spécifiques. Utilisées parfois pour partager rationnellement l'héritage, elles expriment conjointement une ultime déclaration d'amour, des conseils éducatifs à suivre post-mortem, une volonté de justifier sa mort au front – et l’abandon familial qui en découle – et un désir d'organiser sa propre mémoire. »

 

« D'une manière générale, l'expérience du deuil constitue une fracture indépassable au sein du groupe juvénile, un marqueur essentiel pour cette génération. » On estime qu'à la fin de la guerre il y a 6 millions d'orphelins dont plus d'un million en France et en Allemagne, et 350.000 en Grande-Bretagne.

 

Au delà du deuil perçu comme un événement tragique, il existe aussi des « deuils de soulagement » quand le père n'est pas regretté, ou des « deuils glorieux » quand la grandeur du sacrifice dépasse le chagrin de la perte. « Il semble donc nécessaire de parler des deuils enfantins pour évoquer un phénomène protéiforme dont on constate que l'expérimentation n'est pas forcément, ou du moins pas systématiquement, dramatique. De même, le contexte de guerre met à mal les relations familiales et oblige à des réajustements quelquefois douloureux. Les permissions sont le plus souvent des moments de retrouvailles heureuses ; mais elles sont parfois décevantes et inabouties, parce que le père est autre, différent du souvenir et différent de ses lettres. »

 

Le bouleversement est aussi matériel, le départ du père au combat signifiant le plus souvent une perte de la principale source de revenu, les allocations versées aux femmes de soldats étant insuffisantes. Les femmes sont donc obligées de plus travailler, certaines entrant pour la première fois dans le monde du travail, ce qui a pour conséquence une autonomie accrue des enfants. Mais ceux ci sont parfois aussi mis au travail précocement, surtout dans les campagnes. Dans les villes, ils sont parfois chargés de faire la queue pour le ravitaillement.

 

Les enfants sont aussi directement touchés par les pénuries alimentaires (surtout en Allemagne) et cela a des effets sur leur croissance et sur leur santé. Ils sont victimes d'anémie, de nervosité, de fatigue, ce qui les pousse à manquer plus fréquemment l'école.

 

Autre conséquence de la détérioration des conditions de vie : l'augmentation de la délinquance juvénile (en particulier en Russie) et des enfants abandonnés, orphelins ou vagabonds. « C'est davantage la désorganisation scolaire, la violence de la situation socio-économique et, le cas échéant, l'acquisition de pratiques de violence nouvelles qui expliquent cette augmentation de la délinquance juvénile. »

 

Les enfants, cible privilégiée de la violence de guerre ?

 

« Largement impliqués dans le processus de mobilisation des populations civiles du front domestique, les enfants ne constituent pas pour autant des cibles systématiques de la violence de guerre. » En particulier à l'arrière, ils ne sont pas systématiquement confrontés à la violence.

 

Mais dans les grandes villes, ils sont attentifs aux bombardements aériens. « Ils observent aussi l'affolement des adultes lors des alertes et la panique générale qui pousse la population vers les abris collectifs (…) Les enfants s'approprient cette peur des bombardements : ils composent des comptines, confectionnent des amulettes protectrices en laine ou en coton comme Nénette et Rintitntin en France, et inventent de nouveaux jeux comme celui de l'alerte. »

 

« La violence de guerre parvient donc tout de mêle jusqu'aux enfants de l'arrière et prend place dans leur vie quotidienne. La commémoration des morts au champ d'honneur, bien avant l'armistice, contribue à entretenir ce bain de brutalité dans lequel baignent les enfants : « La mort violente devint une part de la vie quotidienne dans les trois capitales. » Même dans les villages, il n'est pas rare que la liste des morts de la commune soit lue à l'école , parfois tous les matins, avant de commencer la classe. Les exercices scolaires traduisent d'ailleurs une certaine habituation aux codes de la violence. »

 

Cette confrontation à la violence est largement accrue dans les zones occupées par l'ennemi. S'ils ne sont pas l'objet de violences spécifiques, ils sont victimes comme les adultes des violences à l'encontre des civils : coups, incendies, fusillades, viols et parfois utilisation comme bouclier humain. « D'une manière générale, les enfants sont les témoins du régime arbitraire instauré en zone occupée, au sein duquel la désobéissance peut devenir une valeur, encouragée parfois par les adultes. »

 

Dans certains cas très spécifiques, les enfants ont pu constituer une cible privilégiée de la violence, comme par exemple lors du génocide arménien de 1915. « Dans les villages avant les départs, puis lors des déportations, les plus jeunes sont fréquemment massacrés ou abandonnés sur le cadavre de leur mère ; beaucoup meurent d’épuisement. L'enlèvement concerne les enfants plus âgés et les jeunes adolescents (auxquels s'ajoutent les très jeunes femmes) : les autorités ottomanes les désignaient comme les « restes de l'épée. » Il s'agit là d'un traitement tout à fait spécifique aux enfants, notamment aux filles, décrit dans les mêmes termes par les différents témoignages des survivants ou de leurs descendants. Les enfants sont d'abord déparés brutalement de leur famille au cours de la déportation. ». ils sont ensuite placés dans des familles turques musulmanes sous une nouvelle identité. Les adolescentes les plus âgées sont mariées de force. Les enfants perdent alors leur langue, leur religion et leur culture.

 

« Les enfants de 1914 sont les adultes de 1940. De ce constat démographique qui semble une évidence découle cependant une question fondamentale : celle de l'impact de la Grande Guerre sur cette génération. Les effets de la mobilisation intensive à laquelle elle a été soumise ne peuvent se mesurer de manière catégorique, ce qui obligerait l'historien à trancher entre deux positions schématiques : « brutalisation » ou « renforcement du sens civique ». Dans les pays où préexiste une forte tradition scolaire, la mobilisation patriotique a pu avoir pour fonction de renforcer le sentiment d'appartenance et d'unité citoyenne. Toutefois, dans tous les pays, les sources attestent aussi une porosité de la violence de guerre ; l'augmentation notable et la nature de la délinquance juvénile en sont un bon exemple. Les discours de guerre semblent avoir surtout eu prise sur les enfants au début de la guerre, au moins jusqu'en 1915, avant de voir émerger des formes de lassitude, de rejet, voire de résistance. Le contexte de guerre ne crée donc pas systématiquement de rupture entre la jeunesse et l'ordre établi ; mais il fournit les conditions qui la rendent possible, si elle n'est pas contrecarrée par la solidité des structures institutionnelles. Ce n'est donc pas tant la guerre en soi qui a un impact, mais plutôt un certain type d'expérience de la guerre qui va cristalliser le vécu et marquer durablement les adultes en devenir : l'expérience de la fracture, de la séparation d'avec le reste de la communauté nationale, autrement dit : le deuil et l'occupation. »

 

L'expérience du deuil divise profondément cette génération. « d'un côté, ceux qui l'ont vécue et portent ensuite sa mémoire tout au long de leur vie ; de l'autre ceux pour qui le phénomène est indissociable de la guerre elle même et disparaît donc, progressivement, avec le retour au temps de paix. »

 

« De même, les barrières spatiales qui séparaient, pendant la guerre, les enfants de la zone occupée et ceux de l'arrière perdurent après le conflit. L'empreinte laissée par l'expérience de l'occupation est visible dans la manière d'appréhender la sortie de guerre, le retour à la normale, puis la mémoire du conflit. Un sentiment de décalage, voire d'exclusion, prolonge de ce point de vue la dichotomie expérimentée pendant la guerre. »

 

« Le questionnement relatif aux effets de la Grande Guerre doit, dès lors, être double. Il s'agit d'abord de l'impact collectif : la plupart des études soulignent en effet l'impact pédagogique, littéraire et, plus généralement, culturel du conflit. Celui-ci a contribué à nourrir, après la guerre, une réflexion plus vaste sur l place de l'enfant dans la société, sa place à l'école et dans la classe, sa place dans le dispositif pénal etc.. Mais il s'agit aussi de l'impact individuel. A lire les nombreux Mémoires et souvenirs, le constat est clair : la Grande Guerre n'est pas de toute évidence, un événement de vie forcément déterminant. Il faut donc distinguer très nettement ce qui, dans la mémoire du conflit, relève de l'empreinte de la guerre elle-même de ce qui relève, en réalité, de la marque du deuil. Au-delà de son impact sur la vie intime, le deuil de guerre peut aussi avoir joué un rôle fondateur sur la conception de la vie et des rapports sociaux des enfants orphelins, voire, une fois devenus adultes, sur leur rapport à la politique et sur leurs convictions idéologiques. »

 

« On le voit, la génération juvénile présente, pendant et après le conflit, des caractères fortement hétérogènes selon que la guerre est vécue en ville où à la campagne, en milieu bourgeois ou dans la classe ouvrière, en zone libre ou en zone occupée, dans un pays vainqueur ou dans un pays vainc. Pourtant, tous partagent une forme d'expérience essentielle : l'imprégnation de la vie quotidienne par la mobilisation culturelle, notamment scolaire, et par la violence de guerre. Malgré les disparités, il y a bien une « génération Grande Guerre » qui a le sentiment non seulement d'avoir vécu la guerre, mais aussi d'y avoir participé. »

 

 

FIN. 



13/12/2016
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