Histoire du christianisme. 4e partie. La chrétienté dans la première moitié du IIIe siècle.

4e partie. La chrétienté dans la première moitié du IIIe siècle.

 

 

Chapitre I. Genèse et avènement des « Ecritures » chrétiennes. (André Paul).

 

Introduction.

 

Début de l’histoire de la Bible chrétienne avec Jésus de Nazareth. « En toute rigueur, il faut parler d’Ecriture ou d’Ecritures. Le mot Bible, en effet, ne viendra que bien des siècles plus tard (XIIe). »

 

« L’annonce de l’achèvement des Ecritures était un thème central dans la prédication du prophète galiléen. Les écrits que les Juifs, de la terre nationale et d’ailleurs, avaient mis à part et homologuaient comme « saints » se trouvaient donc repris avec leurs qualités propres par le fondateur de la religion nouvelle. Ces qualités n’étaient pas fondamentalement littéraires mais éthiques et religieuses. »

 

« Les premières générations chrétiennes (…) marcheront sur les pas du maître et continueront à user des pratiques juives. Mais ce sera pour s’ouvrir assez vite (….) à des compléments issus de la veine directement chrétienne. »

 

« Qu’elles soient juives ou chrétiennes, les Ecritures dites saintes n’en sont pas moins de l’écriture. De ce point de vue, le groupe juif et le groupe chrétien se distinguent par le bénéfice partagé d’un habitus scripturaire aux effets sans pareils dans l’Antiquité. (….) La communauté dans on ensemble se trouvaient engagée comme destinataire des textes produits , dont en définitive elle apparaissait comme la source, sinon l’auteur. La littérature qui jaillissait de cette situation n’était point celle d’une élite choisie, gourmande de philosophie ou de belles-lettres, mais celle d’un peuple : c’est dans ce sens, et dans ce sens seulement, qu’elle est « populaire ». »

 

« Pour si particulière, qu’elle fût, la littérature que l’on désigne rétroactivement comme biblique e fut jamais une enclave dans l’univers de la culture antique. L’ancien Orient mésopotamien et cananéen, égyptien, voire hittite, a laissé de fortes empreintes dans les écrits les plus anciens présents dans la Bible. Les civilisations plus tardives issues de l’oeuvre d’Alexandre, tant en Occident qu’en Orient, marquent le fond et la forme de bien d’autres textes , certains rédigés en grec directement. »

 

« Vers le milieu du IIe siècle, voire plus tôt, on sera tenté de présenter comme Ecritures, à l’instar des livres venus des Juifs, des textes directement sortis du calame (style, écriture) chrétien. Deux ou trois décennies plus tard, le pas vers l’acte sera réellement fait. On reconnaissait alors l’existence d’Ecritures « nouvelles », dont l’autorité s’affirmait progressivement comme semblable, sinon égale, à celle des Ecritures désormais « anciennes. »

 

« Le processus de constitution d’un corps véritable d’Ecritures chrétiennes était en route et, au cours du IIIe siècle, des listes de livres saints, diverses et fluctuantes, circulaient volontiers. »

 

I. La Bible en gestation : les noms et la chose.

 

« Dans l’antiquité juive puis chrétienne, les ensembles d’écrits sacrés, longtemps mobiles, perméables et fluides, reçurent plusieurs appellations qui ne devaient être jamais caduques. Chacune d’elles a son histoire, elle-même liée à une histoire politique, sociale et religieuse faite de crises et de déplacements successifs. »

 

1). Ecriture (Graphe), Ecritures et Ecritures saintes.

 

« Dans l’antiquité préchrétienne puis surtout chrétienne, le substantif graphe dont le sens courant est « écriture », s’imposa largement comme un riche et robuste concept aux qualifications précises. 

La racine graph renvoie initialement à l’acte de gratter, de rayer ou de graver dans le but d’orner, d’informer ou de prescrire (….) A partir d’Hérodote (-48à -420) on l’emploie généralement dans le sens « d’écrire » »

 

« Les auteurs chrétiens du Nouveau Testament et, dans leur sillage, les écrivains ecclésiastiques des premiers siècles, appliquèrent spécifiquement le mot graphè aux Ecritures qu’ils avaient reçues de la communauté juive. Ils n’en homologuaient pas moins d’une façon latente, l’éventail sémantique du mot attesté par leurs prédécesseurs, juifs certes, mais plus encore grecs. Dès l’origine et de soi, le terme impliquait en effet l’idée d’une « trace » matérielle à déchiffrer, et conjointement celle de « l’inscription » de celle-ci dans la durée avec la force irrésistible d’une « norme » instituée. »

 

2). Le livre (Biblion) et sa signification antique.

 

« Le mot « livre » en hébreu sépher, en grec biblos ou plutôt biblion, revêt une importance particulière car il a donné « Bible ». La période la plus significative de son histoire est celle-là même de la constitution et de l’institution des Ecritures chrétiennes. Elle est aussi, à sa façon et pour sa part, de la genèse et de l’affirmation d’un bien culturel de premier plan, une fois pur toutes acquis dans la société humaine, le livre lui même. Or l’objet que désignait ce terme avant l’instauration du christianisme, dans la communauté juive principalement, s’est trouvé définitivement et comme organiquement transformé au terme des trois premiers siècles par l’adoption révolutionnaire du codex ou « cahier » à pages. »

 

A l’origine le mot byblos désignait le papyrus dont la fibre était exportée vers la Grèce après traitement et préparation dans le port de Byblos (ville phénicienne).

 

A partir d’Eschyle (525-453 av J-C), le mot biblos est utilisé pour désigner tout matériel servant de support à l’écriture. Finalement le mot en vient à désigner le rouleau, l’acte écrit, la lettre, le livre.

 

« Dans la société grecque tardive, à partir du IVe siècle av J-C, par ta biblia « les livres » ou mieux hai hiérai bibloï, « les livres sacrés » on entendait les écrits sacrés, particulièrement les textes magiques. »

 

Le livre comme loi (nomos).

 

« Le mot « livre » (….) se rencontre assez fréquemment dans les textes de l’Ancien Testament. Au singulier il désigne des écrits particuliers ; au pluriel, il renvoie à un ensemble d’oeuvres écrites « les saints livres ». On observe très tôt le fait intéressant d’une synonymie stricte entre le « livre » et la « Loi », en hébreu Torah. »

 

Le livre comme « révélation (apokalypsis).

 

La notion de « livre » impliquait aussi celle de « révélation ». « L’idée même d’une inscription céleste à ses racines dans la littérature sumérienne ou akkadienne. Elle fut reprise et développée dans l’Ancien puis dans le Nouveau Testament. »

 

« Vers la fin du Ier siècle, la gestation et la maturation de la notion biblique de livre trouvèrent leur aboutissement dans l’ouvre qui allait clôturer et même, de quelque façon, signer la Bible chrétienne, l’Apocalypse de Jean. »

 

« Deux courants aux destins fort différents situeront respectivement leurs perspectives et leurs efforts dans la dominance de l’une ou de l’autre de ces deux voies. Il y aura d’abord l’oeuvre des maîtres juifs, rabbins ou « sages » qui, après la catastrophe nationale de 70, fixèrent et développèrent le judaïsme dit rabbinique. Ces gens firent de la Loi « la » source divine de leur enseignement. (….) A l’opposé et avec une tout autre fortune, brève mais non moins marquante, il y eut les gnostiques : ils déployèrent, eux, au paroxysme de l’excès, l’autre dimension du livre, la part du mystère « caché » propre aux apocalypses. »

 

3). Les écritures comme « Parole (logos) sainte. »

 

« La tradition chrétienne la plus ancienne, en aval des écrits juifs homologués comme bibliques, affirme l’équivalence entre Ecriture (graphe) « sainte » et parole ‘logos) « divine » . Le mot grec logos est d’une importance majeure dans le discours chrétien des origines. »

 

« Le substantif logos, « parole », « discours », « langage », « rapport », etc… dérive de la racine leg qui signifie « collecter », « rassembler » , « rapporter », « parler ». Chez Homère, il n’est guère sémantiquement distinct de mythos et d’épis, du même champ de signification. L’usage postérieur imputa un sens différent à chacun de ces mots jusque-là pratiquement synonymes. Ainsi, épis fut-il réservé à la littérature épique dont le modèle formel est le mètre homérique mythos aux récits de fiction mettant en scène les dieux. »

 

« Dans l’histoire de la philosophie grecque, c’est Héraclite (vers - 500) qui donna son orientation décisive à logos, pour lui le discours, l’énoncé didactique ou l’enseignement, la parole comme telle et même la réputation ; mais aussi : la relation, la proportion, la signification, la loi universelle et la vérité. Avec les sophistes (au milieu du Ve siècle av J-C), le mot pris le sens de méthode individuelle d’argumentation. »

 

« On observe un glissement et un enrichissement du mot logos, du sens de « parole » vers celui de « chose écrite ». Cela se remarque dans plusieurs endroits de la Bible grecque. »

 

4). Le Testament (Diathèkè) « Ancien » et « Nouveau ».

 

« Deux formules au destin irréversible sont apparues dans la seconde moitié du IIe siècle pour désigner les deux unités composant à tout jamais le corps littéraire qu’est la Bible chrétienne, « Ancien Testament » (en grec : palais diathèkè) et « Nouveau Testament » (Kaïné diathèkè). Leur genèse et leur institution, toutes deux au sein de christianisme antique, et aussi leur signification, dépendent d’abord de l’histoire sémantique et culturelle du mot grec diathèkè « testament ».

 

« Depuis Démocrite et Artistophane (Ve - IVe siècle av J-C), le mot diathèkè se trouve attesté avec le sens de volonté ou de testament. (…) Il s’agit de l décision irrévocable d’une personne ou de l’acte unilatéral d’un seul agent. Diathèkè se distingue dès lors de synthèkè, terme réservé à l’accord ou « alliance » qui engage deux partenaires.

 

La diathèkè deviendra progressivement une forme littéraire spécifique.

 

« Le premier indice manifeste de la transposition de la diathèkè juridique en diathèkè littéraire se rencontre dans les diathèkai, « testaments », du philosophe cynique Ménippe de Gadara (fin du IVe ou début du IIIe av J-C) (…) Cette forme du testament littéraire fut honorée aussi par des écrivains juifs de langue grecque. »

 

Le « testament » (diathèkè) littéraire autonome.

 

« Une autre voie permet d’approcher la genèse de la dimension littéraire que le christianisme imputera d’une façon décisive à la diathèkè. (…) L’histoire du mot « testament » est en effet liée à celle de la tradition biblique. La Bible contient nombre de passages identifiés comme des testaments intégrés et appelés communément « discours d’adieu. » »

 

On retrouve de nombreux éléments semblables dans le Nouveau Testament :

  • Discours de Paul de Tarse à Milet.

  • Finale de l’Evangile de Matthieu.

  • Finale de l’Evangile de Luc.

 

Les « testaments » (diathèkaï) « ancien » et « nouveau »

 

« Considérée du point de vue de la diathèkè, la tradition biblique globalement prise fait montre d’une forte ambiguïté. Ce fait s’accentue encore si on l’examine dans ses deux registres, hébraïque et grec, sans omettre le cadre plus large de la culture grecque et gréco-romaine. En celle-ci, les signes d’une évolution sont bien repérables, du sens initialement religieux d’ »alliance » au sens proprement littéraire de « testament ». 

 

« La pleine maturité de cette évolution du terme ne pouvait être atteinte qu’à la condition qu’un ensemble littéraire organique, distinct de l’héritage littéraire juif se trouvât constitué et reconnu lui-même comme «Ecritures ». Produit et qualifié à posteriori par la communauté chrétienne, ce bine différent et neuf s’imposerait nécessairement comme « nouveau ». Et dès lors, l’existence de ces écritures déclarées « nouvelles » désignerait comme de soi les Ecritures « anciennes ». »

 

Le développement de l’enseignement magistral sur les « alliances » est du à Irénée de Lyon (mort vers 208).

 

Clément d’Alexandrie est « un autre témoin de la maturité avancée mais non encore complète de la notion chrétienne de diatheké avec sa signification littéraire déclaré. » Il utilise à plusieurs reprises les termes de palaia diathéké « Ancien Testament » et de néa diathéké « Nouveau Testament » « ce qui montre que les Ecritures nouvelles issues de la pratique et de la réflexion chrétiennes se trouvaient alors regroupées en un corpus véritable. » Pour lui « la diathéké n’avait pas seulement le sens de « testament » : elle évoquait aussi l’ « alliance » de Dieu avec l’humanité que le message de Jésus-Christ avait manifesté ; or une telle alliance était obligatoirement « nouvelle » »

 

Chez l’évêque de Sardes, Méliton qui est contemporain de Marc-Aurèle (161-180), on repère pour la première fois l’imputation de diathéké aux livres bibliques « avec le sens davantage technique ou littéraire de « testament ».

 

« Le passage du grec au latin, avec le choix du vocable juridique testamentum, aura un effet déterminant dans la fixation de diathéké dans son sens désormais prioritaire, sinon exclusif, de « testament ». Tertullien atteste bien la formule vetus et novum testamentum, qu’il n’emploie d’ailleurs que modérément ; il lui préfère venus et novum instrumentum. Après lui, les auteurs latins opteront unanimement pour testamentum, repris ensuite dans toutes les langues. »

 

5). L’avènement physique du livre : le codex.

 

« Dans les dernières décennies du IIe siècle, la fixation écrite, le regroupement et la diffusion des écrits nouvellement reçus comme « Ecritures » par les chrétiens allèrent de pair avec la manifestation décisive d’une présentation elle-même nouvelle, le codex. Cette forme inédite du livre demeurée telle jusqu’à ce jour supplanta progressivement le rouleau. Parallèlement l’usage du parchemin que les Juifs privilégiaient depuis des siècles relaiera de plus en plus largement celui du papyrus. Commencée au Ier siècle de notre ère, cette transformation sera pratiquement achevée au début du Ve siècle. On. Ne peut prouver que les chrétiens furent les inventeurs de cette forme vraiment révolutionnaire du livre, mais il est sûr qu’ils en ont été les premiers et ardents promoteurs. »

 

« Le « rouleau », en hébreu megillah, en latin volumen, avait toujours été une bande continue, généralement utilisée d’un peu côté et obligatoirement limitée dans sa longueur. Les bibliothèques avaient imposé une sorte de normalisation, entre sept et dix mètres ; un dialogue de Platon, par exemple, représentait le gabarit moyen. Cette contrainte entraîna la division des longs ensembles littéraires en unités plus courtes. Ainsi peut-on comprendre que la Torah de Moïse, le Pentateuque, se soit trouvée divisée un jour dans les cinq livres qui la composent, destinés à recevoir chacun un titre particulier. Certains rouleaux contenaient probablement plusieurs textes quantitativement mineurs ; mais généralement la longueur du livre correspondait à celle du rouleau. Le codex, en revanche, n’imposait pas cette limité. Des feuilles individuelles étaient coupées au format voulu, empilées l’une sur l’autre, reliées au milieu par un fil, enfin pliées. Le tout pouvait recevoir une couverture ou une reliure. La plus ancienne que l’on possède, en forme de portefeuille, date du IIIe siècle. Non seulement des livres de très grande ampleur mais aussi tout en ensemble de livres pouvaient donc être copiés sur un feu codex. La constitution de corpus littéraires trouva là bien plus qu’un adjuvant, une puissante incitation. Les premiers et grands bénéficiaires en furent les écrits bibliques rédigés et collectés par les chrétiens. »

 

L’origine du mot codex est romaine. A l’origine il désignait un ensemble de tablettes reliées entre elles par des ficelles. C’est au début du IIIe siècle qu’il commence à désigner des cahiers de parchemin ou de papyrus portant des textes littéraires. La première attestation dans ce sens apparaît dans un poème de Commodien dans la seconde moitié du IIIe siècle.

 

Du carnet personnel au codex littéraire.

 

Trois étapes dans l’histoire de la formation et de l’affirmation du codex littéraire :

 

  • Au départ, tablette à écrire, de cire ou de bois, utilisée en Grèce et surtout à Rome pour des comptes, des testaments, l’enregistrement des naissances ou les exercices scolaires. Ces tablettes, percées d’un trou, étaient reliées avec une ficelle par deux (diptyque), trois (triptyque) ou plus.

 

  • Carnet de parchemin appelé membranae en latin puis membranaï en grec. Constitué de cahiers de parchemins, il est le précurseur immédiat du codex véritable. Il s’agissait de carnets de notes, d’esquisses ou brouillons de lettres, voire de livres.

 

  • La dernière étape est le passage au codex littéraire. Mais il va demeurer longtemps exceptionnel et le rouleau de papyrus va encore longtemps subsister restant le support noble des oeuvres littéraires. Le changement est seulement acquis à la fin du IVe siècle. Par contre il fut adopté très majoritairement par les chrétiens dès le IIe siècle. « C’était pour eux une autre façon de signifier, matériellement cette fois, leur différence avec les Juifs. »

 

L’adjuvant de la diffusion chrétienne.

 

« Pour les textes chrétiens, et à compter de la fin du IIe siècle, le pourcentage des comices est très supérieur à celui des rouleaux ; et le passage du papyrus au parchemin paraît s’opérer presque systématiquement. C’est très nettement l’inverse pour les oeuvres grecques et latines, les juifs, eux, demeurant fidèles au rouleau traditionnel de parchemin. (….) Des raisons pratiques, voire économique, pourraient avoir incité les chrétiens à adopter le codex avec détermination et surtout rapidité. »

 

« La conservation mais aussi la communication et l’usage du patrimoine écrit se trouvaient mieux assurées par le codex, surtout le codex de parchemin. (…) Quant aux Juifs, ils ne purent éviter l’influence de l’environnement et l’usage du codex pénétra peu à peu chez eux. Néanmoins, la lecture de la Torah à la synagogue continua envers et contre tout à se faire à l’aide d’un rouleau, le codex n’étant concédé que pour l’enseignement ou l’étude. »

 

II. Le fait et l’enjeu d’écritures à deux voix.

 

C’est à la fin du Ier ou au début du IIe siècle que les Juifs considèrent les livres comme une totalité suffisamment structurée. « L’appellation propre de cet ensemble aux prétentions déjà organiques ne fut d’abord qu’un chiffre. Curieusement, la version grecque sera la première, au IIe siècle seulement et de la part des chrétiens, à recevoir un nom véritable, celui de Septante. Pour son homologue hébraïque, l’anonymat persista des siècles. (…) Réservé en théorie aux cinq livres de Moïse, le mot Loi ou Torah avait tendance à recouvrir d’autres productions écrites. Ces deux groupements littéraires que sont respectivement les Ecritures hébraïques et les Ecritures grecques accentuèrent leur autonomie respective tandis qu’ils avançaient dans l’histoire. »

 

1). L’institution des Ecritures hébraïques.

 

« A la fin du Ier siècle seulement, voire quelques décennies plus tard, la société juive avait pratiquement défini et déjà plus ou moins déclaré le corps limité de ses Ecritures. Un travail d’unification et de stabilisation du texte sacré s’achevait alors. Le nombre et l’ordre des livres saints se trouvaient eux-mêmes suffisamment, sinon définitivement, fixés. Deux évènements nationaux aux conséquences des plus dramatiques stimulèrent ce processus : d’abord la prise de Jérusalem et la ruine du Temple en 70 ; ensuite, la défaite de Bar Kochéba et de ses partisans en 135. La riposte des Juifs aux revers de l’histoire allait user surtout d’armes littéraires. »

 

Emergence et affirmation d’un texte unique.

 

« Dans l’Antiquité juive et préchrétienne, les oeuvres ou documents reconnus et désignés comme Ecritures se trouvaient soumis à une transmission complexe, déconcertante pour des observateurs modernes (….) Les découvertes de la mer Morte ont révélé qu’il existait dès le Ier siècle et même le IIe siècle av J-C, une pluralité d’affiliations, de familles ou de groupes de types oui de modèles, et peut-être d’éditions du texte hébraïque considéré comme saint. »

 

Un premier groupement de vingt-deux livres.

 

Vers la fin du Ier siècle, deux chiffres pour désigner les livres des Ecritures chez les Juifs : 22 et 24 livres.

 

Flavius Joseph pour sa part défend les vingt-deux livres. « La communauté juive, met à part, dit-il, un corps de vingt-deux livres contenant la mémoire non seulement de son peuple mais aussi et d’abord de l’humanité comme telle. Cet ensemble littéraire s’organise, poursuit-il, selon les grandes périodes qui construisent l’histoire. Celle-ci se déploie entre le moment de la création du monde et celui de la cessation de la prophétie en Israël, à la période perse. Le fait que soient chiffrés respectivement, tant les trois regroupements de livres que leur total, exprime bien le caractère officiel et même déclaré de ce bien national supérieur à tout autre. »

 

« Des vingt-deux unités que mentionne Josèphe, l’identification des cinq « livres de Moïse » ne fait aucun doute . On est moins sûr des treize autres livres attribués aux « prophètes ». Et l’on est toujours dans le vague pour les « quatre derniers », si ce n’est que l’on peut y deviner au moins un recueil de psaumes (…) Quoi qu’il en fut, la structure trinaiire déjà bien acquise, « Loi, prophètes et Psaumes ou autres livres », était à présent instituée chez les Juifs en fonction de son contenu littéraire. »

 

« Flavius Josèphe atteste donc l’aboutissement déjà décisif de la première étape d’une histoire, celle de la constitution encore inachevée, et partant encore révisable, des Ecritures juives ; cela ne se terminera réellement que deux ou trois siècles plus tard. »

 

Le choix estampillé de vingt-quatre livres.

 

« Au moment même ou Flavius Josèphe écrivait le « Contre Apion », un livre à forte teneur apocalyptique, passé à la postérité par le canal de la Bible latine sous le titre de Quatrième Livre d’Esdras, vit le jour chez les Juifs. »

 

« A la fin du Ier siècle, le Quatrième Livre d’Esdras se présente bien déjà comme le promoteur du chiffre vingt-quatre. A sa façon, il est le témoin précoce de l’existence au moins théorique, officiellement reconnue et signifiée par une formule chiffrée, d’un vrai corps d’Ecritures hébraïques. C’est précisément le nombre vingt-quatre qui s’imposera comme traditionnel chez les Juifs. Au terme d’une longue période de discussions avec parfois hésitations et doutes, les rabbins du IIe siècle et peut-être encore ceux du IIIe siècle parvinrent à asseoir définitivement les choses. Au IVe ou Ve siècle, le Talmud de Babylone, témoin de faits bien antérieurs, officialisera à tout jamais les vingt-quatre livres :

 

  • Torah : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome.

 

  • Prophètes : Josué, juges, Samuel 1 et 2, Rois 1 et 2, Jérémie, Ezéchiel, Isaïe, Douze Petits Prophètes.

 

  • Ecrits : Ruth, Psaumes, Job, Proverbes, Qohélet, Cantiques des Cantiques, Lamentations, Daniel, Esther, Esdras-Néhémie, Chroniques 1 et 2.

 

« En fait, les livres eux-mêmes sont identiques à ceux des collections précédentes . Simplement, le livre de Ruth a été séparé du livre des Juges et celui des Lamentations de celui de Jérémie, tous deux se trouvant transférés du groupe des Prophètes à celui des Ecrits. (…) Tandis que les chrétiens considéraient de plus en plus les Ecritures comme un Livre unique, les Juifs prônaient plutôt la séparation des rouleaux ou tout au moins des groupes de livres. Ce qui veut dire qu’ils résistaient à l’idée d’u corpus formant un unique ensemble. »

 

L’attestation chrétienne des livres hébraïques.

 

Vers 160 ou 170, l’évêque de Sardes, Méliton, se rend à Jérusalem pour s’enquérir de la situation exacte des Ecritures auprès des chrétiens locaux. Il revient avec une liste écrite « par une main chrétienne (…) qui contribuait à conférer aux livres « homologués » par les Juifs une autorité d’Ecritures saintes véritables. Les livres ainsi énumérés se présentaient implicitement comme le bien commun des Juifs et des chrétiens. »

 

Vers 222, Origène, sera lui-même le témoin direct de la tradition juive ancienne des Ecritures. « La façon dont il dit « chez les Hébreux » ou « chez eux » à propos de la pratique juive, par opposition à « chez nous », montre bien qu’au moment où il écrit il ne se porte nullement garant de celle-ci. C’est le chiffre vingt-deux et non vingt-quatre qu’il retient, comme bien d’autres auteurs chrétiens. (…..) La constitution du corps judaïque des Ecritures est bien achevée ennuyeuse cette deuxième décennie du IIIe siècle. »

 

« Le chiffre vingt-quatre s’affirma puis s’imposa chez les Juifs comme solidaire de l’institution de ce corpus nouveau, déclaré « Torah orale ». Quant au chiffre vingt-deux, il fut repris et souligné par les grands ténors chrétiens avec la valeur marquante d’un archaïsme signifiant la différence. »

 

2). Ces autres Ecritures d’expression grecque.

 

« Traduite en grec, au IIIe siècle av J-C, la Loi de Moïse avait fait un saut résolu en Occident. Les autres Ecritures, à commencer par les Prophètes, suivirent sans guère d’interruption. Une Bible grecque était née, que l’Egypte hellénisée des Ptolémées sut accueillir en son creuset culturel. (…) L’idiome des Grecs, langue de l’esprit et de la communication à vocation alors universelle devenait langue biblique. Une production littéraire juive venait elle-même meubler l’espace noble que les Grecs réservaient aux lettres. »

 

Naissance et affirmation d’une Bible différente.

 

« Réalisée en grec par les Juifs eux-mêmes , la première traduction de la Bible fut donc un événement sans précédent. Une légende largement répandue dans l’Antiquité juive, puis chez les Pères de l’Eglise, la présente comme merveilleuse de soixante-dix savants judéens mandatés par le grand prêtre de Jérusalem (…) La traduction aurait été commandée par le bibliothécaire royal d’Alexandrie, conformément au souhait de Ptolémé Philadelphe (285 - 247 av J-C) (…) La volonté du pouvoir politique était que les livres des Juifs figurent aussi, traduit en grec, dans la célèbre bibliothèque de la somptueuse cité. Or chacun des traducteurs isolément aurait traduit le texte de la Torah de Moïse d’une façon rigoureusement identique à celle de tous les autres. Les auteurs chrétiens des premiers siècles seront nombreux à reprendre et diffuser ce récit. » Ce sont eux qui proposeront le titre de « Septante » comme titre global de la Bible grecque.

 

« Dans le sens étroit, donc, le mot « septante » ne devrait désigner que les cinq livres du Pentateuque, traduit les premiers. Mais son champ s’est tout naturellement élargi. Car les livres prophétiques et d’autres avec eux ont été traduits ensuite, assez vite d’ailleurs, entre la fin du IIIe siècle et la fin du IIe siècle av J-C. »

 

Prise dans son sens large et commun, la Septante ou Bible grecque ancienne comprend 4 catégories d’écrits :

 

1. Les vingt-quatre livres de la Bible hébraïque traduits en grec.

 

2. La version grecque de livres originairement écrits en hébreu ou en araméen mais non retenus dans le recueil des livres juifs ou Bible hébraïque :

  • Esdras 1 (livre qui ne se trouve comme tel que dans la Septante, sous l’appellation de Esdras alpha, Esdras bêta désignant les livres canoniques d’Esdras et de Néhémie réunis) ;

  • Maccabées 1, dont Origène et Jérôme attestent l’original hébraïque.

  • Maccabées 2. (1-2, 18)

  • Ben Sira ou Ecclésiastique, dont divers fragments de l’original hébraïque ont été retrouvés à différents endroits.

  • Judith, dont Jérôme affirme avoir réalisé une traduction rapide à partir du « chaldéen », soit l’hébreu ou l’araméen.

  • Tobit. Traduit de l’hébreu par Jérôme.

 

3. Des livres ou documents rédigés directement en grec ou qui n’existent qu’en grec, et reçus dans la Bible grecque :

  • Livre de la Sagesse.

  • Maccabées 2 (19 à la fin)

  • Six additions à Esther, dont quatre sont la traduction probable de textes araméens.

  • Additions chrétiennes aux Psaumes : le Magnificat, le Nunc Dimittis et le Benedictus, tirés de l’Evangile de Luc.

  • Additions à Daniel : La Prière d’avarias et le Cantique des trois jeunes gens, dont l’original fut peut-être en hébreu.

 

4. Des oeuvres que le canon chrétien ne retiendra pas mais qui figurent cependant dans les éditions classiques de la Septante.

  • Psaume 151.

  • Maccabées III et IV.

  • Prière de Manassé.

  • Psaumes de Salomon.

 

« Comme corps littéraire, la Septante n’a pas du tout la même organisation que la Bible hébraïque. (…) Les livres de la Septante, eux, sont regroupés, semble-t-il en fonction surtout de leurs caractéristiques littéraires, ce qui donne : le Pentateuque et les livres historiques ; puis les écrits poétiques et sapientiels ; enfin les oeuvres prophétiques. C’est là globalement l’articulation de la Bible chrétienne. A l’intérieur de chacune de ces sections, l’ordre des livres ou de groupes de livres lui-même varie par rapport à celui de la Bible hébraïque. »

 

La matrice des Ecritures et du discours chrétiens.

 

« Si pour une large part la Septante est bien une traduction, elle n’en présente pas moins les qualités d’une bible véritable. A la différence de sa soeur hébraïque elle s’est constituée dans un espace de temps relativement bref, trois siècles ou tout au plus quatre. (…..) Jusqu’à la conquête arabe, avec çà et là des sursauts nationaux ou des résurgences locales, le christianisme méditerranéen et oriental usa du grec comme langue officielle, sinon courante. Ce n’est que vers l’an 200 (…) que le latin s’affirma, en Occident uniquement comme langue ecclésiastique . Aux Ier et IIe siècle, le grec était à Rome la langue de la communication et de la culture. Les Juifs eux-mêmes (….) parlaient et même écrivaient volontiers le grec. »

 

« Les chrétiens reçurent et utilisèrent d’emblée la Septante comme leurs Ecritures. Elle fut pour eux la Bible fondatrice. »

 

« Mais le grec de la Septante a ses particularités que les auteurs du Nouveau Testament n’ont fait qu’accentuer et même cultiver. (…) L’expression « grec biblique » peut et même doit être retenue comme spécifique et pertinente. Car la langue s’est elle-même forgée, pour une part, dans l’acte même de l’écriture. »

 

« La version des Septante demeure plus proche du texte hébraïque, son modèle, dans le traitement des cinq livres de la Loi : la teneur légale et qualification sacrale de ces documents les rendaient pour ainsi dire intouchables. Cela n’y empêche pas les nombreux aménagements de sens, qualitativement marquants. Il en va tout autrement pour les livres d’Isaïe et des Proverbes, d’autres aussi et plus encore le livre de Job. Avec ceux-ci, la traduction s’assimile volontiers à l’acte littéraire proprement dit. On réécrit la Bible en grec, on ne la traduit pas. »

 

« La Septante apparaît comme le résultat de deux dynamiques croisant merveilleusement leurs vertus : d’une part, celle de l’interprétation et de la communication ; de l’autre, celle de la création littéraire. »

 

Exemple d’innovation sémantique de la Septante avec le vocable « Christos ». « Pour les populations hellénophones , c’était là un adjectif dérivé du verbe chriein, dont le sens global est « enduire ». Il s’appliquait au corps que l’on soigne ou à la peau que l’on protège par un produit lubrifiant étalé de la main : il relevait alors de la préparation sportive ou du massage, de l’esthétique, voire du maquillage. » Les traducteurs de la Bible en grec vont adopter ce terme de Christos pour traduire l’hébreu mashiah (oint) comme l’étaient en Israël les prophètes, les prêtres et les rois. « Le Nouveau Testament en fit irréversiblement un nom, avec l’article, puis un nom propre venant compléter et même suppléer celui de Jésus. »

 

« Dans l’histoire de la Bible, et dès lors dans l’histoire tout court, la Septante demeure le brillant témoin d’une explosion irrésistible d’effets culturels au nombre incalculable ; elle reflète conjointement un mouvement étonnamment riche de clarification, voire d’innovation, conceptuelle et d’approfondissement doctrinal. »

 

C’est à Alexandrie que la Bible, la Torah ou Pentateuque ont été consacrés comme nomos « Loi » plus encore comme nomothésia « constitution », et a reçu son nom hè graphè, « l’Ecriture », et surtout hè Biblos « le Livre »

 

« A l’origine, la Bible était une chose exclusivement orientale de par ses sources et ses images, sa langue et son discours. Devenue grecque, elle se trouvait désormais disposée et même déterminée à une vocation en occident. »

 

« Plusieurs autres versions grecques issues de milieux juifs sont venues concurrencer et souvent contrer celle des Septante. »

 

  • Traduction d’Aquila, originaire du Pont, converti au christianisme. Le littéralisme y est systématique jusqu’à aller parfois à la copie de la formule hébraïque. Datée des années 128-129, cette version reflète les règles juives d’interprétation énoncées au même moment par le rabbin Akiva.

 

  • Traduction de Théodotion qui serait un disciple du maître Hillel, vers 30-50. Sa traduction suit les mêmes principes que celle d’Aquila mais avec plus de souplesse.

 

  • Version de Symmaque, sans doute un Samaritain converti au judaïsme, disciple de rabbi Meir qui était lui-même élève d’Akiva (vers 165). Ce texte d’une grande qualité littéraire était destiné à lecteurs de langue grecque ignorants de l’hébreu.

 

« L’homologation simultanée de deux corps différents d’Ecritures n’allait pas de soi. On ne pouvait guère se satisfaire de la distribution selon laquelle le recueil hébraïque, le plus court, demeurait tout naturellement le lot réservé des Juifs tandis que la version élargie des Septante s’affirmait comme le bien propre des chrétiens. Certes, ce clivage reflétait largement la situation réelle, mais pas entièrement cependant : dans la diaspora grecque et même sur la terre nationale, les Juifs hellénophones usaient obligatoirement d’Ecritures grecques, et la version que l’on appellera un jour Septante fut longtemps la seule. »

 

De la Palestine à Rome : le philosophe Justin.

 

« Le témoignage de Justin sur les Ecriture est de la première importance du fait d’abord de sa jeunesse vécue en Palestine : il y côtoya les Juifs, observant leurs pratiques et captant leurs enseignements. Sa conversion intervint précisément vers 130, tandis qu’apparaissait la version grecque d’Aquila. (…) Justin connut de première main les propositions et théories du grand rabbin Akiva sur l’interprétation de la Torah et des Ecritures. (….) Aux mêmes moments, il essuya les retombées des actions insurrectionnelles de Bar Kochéba, reconnu sans doute par Akiva et peut-être d’autres comme le Messie d’Israël. (....) Ce sursaut nationaliste armé et d’allure charismatique mettait radicalement en cause les fondements mêmes du christianisme, et avant tout la reconnaissance du Messie en la personne unique de Jésus de Nazareth. Justin allait donc s’employer à lever les doutes, réaffirmant vivement et justifiant, justement par les Ecritures, la doctrine centrale de sa religion d’élection. »

 

Dans son apologie, publiée vers 150, il affirme que « l’origine, la vie, les activités, le but et le destin ultime de Jésus de Nazareth, le Messie ou Christ véritable, se trouvent annoncés par les livres inspirés, présentés globalement comme prophétiques. Pour Justin, le texte porteur et médiateur de ces messages, c’est celui de la Septante, traduction fidèle des livres hébraïques. »

 

L’enjeu de sa polémique avec les Juifs est l’universalisme qui est revendiqué par les Juifs, alors que Justin pense qu’ils n’en n’ont qu’une notion affreusement fausse. « IL semble donc que pour les livres eux-mêmes, il tienne à se limité à ceux que reconnaissent les Juifs ; son argumentation n’en était ainsi à son sens que mieux fondée et donc plus forte. »

 

Justin qui vit dans un monde gouverné par des systèmes philosophiques d’origine et d’inspiration grecque n’hésite pas à affirmer « que non seulement Moïse mais encore les prophètes sont plus anciens que l’ensemble des poètes, des penseurs et philosophes que la Grèce ait jamais produits. » Il déclare même que Platon est redevable à Moïse. « Puisque tout ce qui concerne le Christ se trouve de quelque façon énoncé dans les écrits de Moïse et de ses prophètes, Platon lui-même et les autres penseurs grecs auraient puisé de fait à la source chrétienne la plus vraie. »

 

« Pour Justin (…) le christianisme n’est pas fondamentalement une nouveauté : il est aussi ancien que le logos, autrement dit éternel. La vraie philosophie n’est autre que la révélation du logos à Moïse et aux Prophètes contenue dans les Ecritures. Dès lors, le christianisme n’est ni l’une parmi d’autres des philosophies connues, ni la meilleure des philosophies : il est l’unique philosophie. Les Ecritures juives, bien comprises dans l’intégralité de leur texte grec, s’imposaient donc à ses yeux dans une absolue nécessité. »

 

De l’Eglise d’Asie à celle des Gaules : Irénée de Lyon.

 

D’origine orientale, Irénée était hellénophone et de culture grecque y compris dans sa dimension chrétienne. Il considérait donc que la version des Septante était la vraie Bible et c’est comme cela qu’il la présente en Occident. Et son origine ne fait aucun doute. Elle est divine.

 

Irénée est plus explicite et plus clair que Justin. « La distinction et la séparation entre le vrai et le faux ne concernent pas seulement le texte des Ecritures, mais aussi et bien plus le peuple qui les possède et reconnaît. Une seule catégorie d’humains bénéficie des prérogatives « d’héritiers » : celle des uniques détenteurs et diffuseurs de la version authentique et vraie des Ecritures. Cela implique et signifie que, dès le premier mot, la totalité du message dont rayonnent celles-ci conflue vers le révélations ultimes attachées à l’origine, à la vie et au destin de Jésus, reconnu comme le Christ et Fils de Dieu. Telle est la base biblique de la démonstration apologétique d’Irénée. Elle est un témoin textuel univoque mais de grand prix. »

 

De Carthage à Alexandrie : Tertullien et Clément.

 

« Aux environs de l’an 200, des milieux chrétiens influents auront tendance à prendre leurs distances à l’égard de la servitude que représentait encore le recueil juif des Ecritures. Depuis un temps déjà, on ne se sentait plus entièrement contrant de limiter le choix aux seuls écrits de la collection juive instituée. Et l’on continua à homologuer comme Ecritures véritables des livres, juifs certes d’origine, mais reçus par les chrétiens avant que les limites du corpus hébraïque ne soient définitivement fixées. »

 

Clément, par contre à la fin IIe siècle, ignore purement et simplement les Juifs. Il possède une connaissance de la littérature classique impressionnante et avec lui « un grand chemin a été parcouru vers la constitution d’une vraie Bible chrétienne. Les Ecritures « anciennes » ne sont plus seulement l’annonce prophétique du Christ. Elles sont là dans une solidarité parfaite avec les Ecritures « nouvelles ». »

 

D’Alexandrie à Césarée de Palestine : Origène.

 

« Philosophe et contemplatif, Origène est surtout l’homme des Ecritures : il n’eut de cesse de les étudier, définir et commenter, et il s’appliqua à en confronter les nombreux témoins concurrents. »

 

S’affirmant homme d’Eglise, le texte grec de la Septante s’imposait tout naturellement à lui.

 

« Origène semble intervenir dans le sillage stratégique de Justin. Son but, en effet, est à la fois polémique et tactique. (…) Il tient à être pertinemment et efficacement paré dans ses débats avec les Juifs. Pour cela il doit prendre comme base de la discussion la chose littéraire qu’il possède en commun avec ceux-ci par delà la différence des langues et en dépit de la variation des textes : le recueil hébraïque des Ecritures. De la sorte, les chrétiens venus de la gentilité, qui sont la très large majorité éviteront d’être accusés d’ignorance par leurs interlocuteurs juifs. »

 

pour Origène il existe deux voix bibliques importantes :

 

  • La Septante de l’Eglise dont il veut à tout prix sauver la priorité.

 

  • Le recueil hébraïque des Juifs, « sorte de vérificateur en contrepoint auquel le renvoie son souci légitime de savant sans cesse convié à retourner aux sources. »

 

III. La voie tracée de la Bible chrétienne.

 

Dès ses origines, la communauté chrétienne s’est rapidement organisée et déployée. « La base essentielle et le moteur central de son dynamisme étaient le corps encore jeune de doctrines qu’elle tenait de son fondateur. (…) Les Ecritures juives, lues et commentées dans les assemblées, lui servaient de source et de médiation, autrement dit de langage ou de culture a priori. (….) Or, bien d’autres écrits allaient bientôt voir le jour, sortis cette fois de la plume chrétienne. De vraies collections, de lettres d’abord, puis de livres reflétant à leur façon les genres littéraires classiques, s’en distinguèrent peu à peu pour former le « Nouveau Testament ». (….) Il y aura alors une Bible chrétienne en deux tomes, le premier se trouvant comme naturellement nommé « Ancien Testament ». Il ne faudra pas moins de quatre siècles pour que ce corps institué d’Ecritures dites saintes fasse son entrée décisive dans l’histoire. »

 

1). Le besoin précoce d’Ecritures nouvelles.

 

« Les chrétiens adoptèrent donc spontanément les recueils juifs de livres saints sous l’appellation généralisée « d’Ecriture » ou « d’Ecritures ». Ils disposèrent aussi très tôt, des traditions venues du fondateur, Jésus de Nazareth ; c’était par le canal des collaborateurs et successeurs de ce dernier. »

 

Un espace littéraire qui cherche ses marques.

 

Les premiers interprètes « inspirés ».

 

« L’initiateur au moins implicite d’une Bible proprement chrétienne n’est autre que Jésus de Nazareth. Comme Juif, il est le témoin incomparable des Ecritures de son temps. Il s’affirma en effet comme un interprète au savoir-faire hautement qualifié. Il eut le souci constant d’actualiser le texte sacré, mais en fonction de son « accomplissement » direct et immédiat. »

 

« Les auteurs des livres du Nouveau Testament se présentent comme les interprètes « inspirés » (…) d’Ecritures dont ils avaient pour mission d’expliciter et de démontrer l’accomplissement ou l’achèvement. Bien qu’en ordre dispersé à l’origine, eux-mêmes se trouvaient pris dans une dynamique génératrice d’Ecriture. Et leur texte en porte lui-même les signaux patents. »

 

Priorité de la tradition sur la médiation de l’écrit.

 

« Dès la fin du Ier siècle et jusqu’au premières décennies du IIe, des personnalités chrétiennes de premier plan se présentèrent comme les successeurs des auteurs du Nouveau Testament. On leur doit des oeuvres, certaines anonymes, d’un très grand prix pour l’information qu’elles fournissent sur l’organisation et la doctrine des Eglises antiques. »

 

Clément de Rome.

 

L’oeuvre majeure de Clément de Rome est la Première Lettre aux Corinthiens. Il connaît et évoque la figure et les activités de Paul de Tarse. Et il reconnaît formellement comme « Ecritures » la lettre de Paul aux Corinthiens dont il connaît l’existence et l’importance chez ses correspondants. Il attribue cette même qualité à sa propre épître. « D’autres lettres du même Paul, aux Romains, aux Galates, aux Philippiens et aux Ephésiens semblent connues de lui, ce qui parait signifier qu’une collection en existait et circulait déjà. »

 

Ignace d’Antioche.

 

Entre 100 et 110 Ignace est le deuxième ou le troisième évêque d’Antioche. Pour lui, seuls les livres juifs ont le statut d’Ecritures. Aucune médiation écrite n’est acceptée ni reconnue du message de Jésus de Nazareth et des apôtres.

 

« Pour Ignace d’Antioche, la source de la vie et de l’enseignement chrétiens, c’est la tradition sur le Christ, droit venue des premiers témoins de l’Evangile. »

 

Autres témoins littéraires.

 

Abondance d’oeuvres littéraires d’inspiration directement chrétienne durant la deuxième et troisième décennies du IIe siècle. « D’une façon générale, ces écrits confirment ces enseignements tués des oeuvres de Clément et d’Ignace. »

 

  • Le Pasteur d’Hermas, « constitué entre autres d’une série de cinq visions d’apocalypse, prend systématiquement ses distances : il ne contient aucune référence à l’Ecriture. »

 

  • La Didaché ou doctrine des Douze Apôtres et l’épître de Barnabé. « Ces oeuvras reflètent une lecture libre des textes sacrés à la manière des rabbins, sur la base de morceaux choisis thématisée que l’on appelle testimonia. »

 

  • La Lettre de Polycarpe, évêque de Smyrne, témoignage pour sa part d’une bonne connaissance de l’oeuvre de Paul de Tarse.

 

La préférence est toujours à la « parole vivante. »

 

« Au cours de la première moitié du IIe siècle, la reconnaissance comme Ecritures à part entière d’unités littéraires d’origine exclusivement chrétienne connut néanmoins de belles avancées. » Le témoignage le plus ancien connu est celui de l’évêque de Hiérapolis (Phrygie), Papias (entre 70 et 140)

 

« Papias semble donner la préférence aux voix non littéraires, c’est-à-dire à la parole directe des grands témoins des événements fondateurs. Ce qui vient des livres (…) est certes utile à ses yeux, nécessaire même en certaines situations. Mais, pense-t-il, une relation plus intime et des liens plus étroits avec la voix des premiers maîtres infaillibles garantissent un surcroit d’intérêt et d’authenticité par rapport à la médiation de l’écrit. Pour autant, Papias n’oppose nullement une tradition orale à une tradition écrite. »

 

2). La proclamation d’un Evangile « quadriforme ».

 

« Vers la moitié du IIe siècle, en milieu chrétien, on prit nettement position par rapport à des oeuvres nouvelles et foisonnantes qui, à retardement du moins, allaient recevoir le nom « d’Evangiles ». L’instauration de textes chrétiens présentant les authentiques vertus d’une nouvelle « Ecriture » répondait alors à une tendance, sinon déjà à une volonté, de plus en plus partagée. »

 

Premières approches conflictuelles.

 

« L’évangile » radical du réformateur Marcion.

 

Marcion est un riche armateur chrétien originaire de Sinope (Pont). Il arrive à Rome vers 140 et s’insère dans la communauté chrétienne dont il devient un membre influent et respecté.

 

En juillet 144, il choque son auditoire de prêtres, à tel point que cela provoque son exclusion de la société.

 

Son oeuvre « Antithèses » n’est connue que par ses adversaires. Son idée directrice repose « sur la distinction entre le Dieu suprême et de bonté, celui de Jésus et des chrétiens, et le Dieu inférieur et de justice, celui des Juifs qui est aussi le Créateur. Aussi rejette-t-il la totalité des Ecritures « anciennes » et, dans les Ecritures « nouvelles », tout ce qui n’est pas rigoureusement fidèle au message du Christ. Les travestissements dont les apôtres eux-mêmes auraient affublé la Bonne Nouvelle, avec l’apport substantiel de l’héritage juif, seraient nombreux. Il convenait donc d’opérer un tri, et de rejeter d’abord catégoriquement les écrits trop envahis par les éléments juifs. Paul, lui, est le témoin fidèle et fiable, et Marcion désigne la Lettre aux Galates comme le relais par excellence de la vraie doctrine. (….) Le seul Evangile qu’il reconnaisse comme fidèle à l’authentique tradition chrétienne (….) c’est celui de Luc. »

 

« Marcion n’a pas inventé sa méthode, que spontanément ou qualifierait de « critique ». A l’instar de ses prédécesseurs, il fit oeuvre de « réviseur », farouche, certes, mais conséquent, soucieux plus que tout autre de cohérence et de rigueur. »

 

« Marcion n’a pas donné de nom d’auteur à l’oeuvre corrige de Luc ; il a forgé pour elle le nom d’Evangelikon, modèle direct « d’Evangile », le jumelant avec Apostolikon pour désigner les lettres de Paul. Par ces deux termes conjugués, il se posait en fait comme l’initiateur d’une Bible chrétienne, trop catégoriquement chrétienne. (….) L’idée d’une Ecriture sainte totalement « nouvelle » était réellement semée ; elle serait irréversible et, bien plus, immortelle. Mais la déjudaïsation systématique du corpus nouveau allait à l’encontre de l’enseignement des Eglises. Pour celles-ci, le Dieu de Jésus-Christ était celui-là même de Moïse et des Prophètes. Non sans ambiguïté ni habileté mais avec conviction, elles justifieraient l’adoption chrétienne des livres juifs. C’est ici qu’il faut placer l’oeuvre d’une éminente personnalité, Justin. »

 

Le philosophe Justin et les « Mémoires des apôtres. »

 

Justin est le premier à élaborer une philosophie du christianisme avec théorie chrétienne des Ecritures. Il est aussi le premier à employer le mot « évangile ».

 

« Justin signale (…) qu’on appelle évangiles (euaggelia kaleitaï) les « Mémoires des apôtres ». Le mot grec pour « mémoires » est apomnèmoneumata ; la littérature grecque l’utilise dans le sens de « souvenirs » » Il atteste donc que vers 150 « la dénomination littéraire « d’évangile » était homologuée chez les chrétiens (…) Il situe les « Mémoires des apôtres » dans le sillage même de la tradition vivante chère à Papias, mais chez lui, il s’agit cette fois péremptoirement de choses écrites. (….) Dans son Apologie, l’évocation circonstanciée de la vie de Jésus prend place dans le mouvement de mémoire historique que fixent littérairement des oeuvres écrites appelées désormais « évangiles ».

 

Par contre dans les oeuvres de Justin, on ne trouve pas de citations des lettres de Paul et même de toute mention de leur auteur.

 

« On avait deux groupes d’écrits véritables : l’un consistait dans l’Evangélikon unique de Marcion ou l’Evangelion pluriel de Justin ; des passages en étaient lus déjà régulièrement dans la liturgie ; l’autre était l’Apostolikon ou lettres de Paul. On peut comprendre que chez l’artisan surmotivé de ce changement qu’était Justin, le fort accent mis sur les « Mémoires des apôtres » ou « évangiles » écrits ait eu naturellement comme effet l’omission du second. (….) Il faut admettre que ce saut « évangélique » accentua, sinon entraîna de fait une désaffection durable à l’égard des lettres de Paul et dès lors vis-à-vis de Paul en personne. Il faudra attendre le IVe siècle, avec les commentaires des épîtres pauliniennes par de grandes autorités ecclésiastiques, pour que l’équilibre soit résolument retrouvé. »

 

Tatien et l’évangile « à quatre voix. »

 

A l’opposé de l’entreprise de Marcion concernant les évangiles, intervention d’un converti et disciple de Justin, Tatien qui est originaire de l’est de la Syrie avant de venir vivre à Rome où il compose son oeuvre la plus importante le « Diatessaron ». Il a composé un évangile harmonisé à partir des quatre qui allaient définitivement s’imposer sous les noms de Matthieu, de Marc, de Luc et de Jean. « Il est donc, sinon nécessairement l’artisan, du moins le témoin pour le moins précieux de la sélection et du regroupement de ces quatre textes. Il suit sans la moindre servilité la chronologie de l’Evangile de Jean, supprimant dès lors les récits de l’enfance propres à Matthieu et à Luc et retravaillant tous les passages. Il puisa toutefois dans d’autres évangiles que ces quatre, ainsi pour décider de la formulation de certaines paroles du Christ. »

 

La promotion exclusive de quatre Evangiles.

 

« L’oeuvre d’Irénée témoigne qu’une étape décisive a été franchie par la communauté chrétienne dans l’élaboration et la constitution de ses Ecritures propres. »

 

« C’est principalement dans son immense traité « Contre les hérésies » (….) qu’Irénée apparaît (….) comme le premier vrai théoricien des Ecritures chrétiennes ; il parachevait cependant l’oeuvre significative de Justin. (….) Il est aussi le témoin et le héraut de la reconnaissance exclusive par l’Eglise de autre évangiles. »

 

« A l’époque et pour une large part, les évangiles proliféraient sous l’impulsion des gnostiques. Irénée, qui s’emploie à combattre ces derniers, atteste que l’Eglise n’en reconnaît que quatre, dont l’ordre de classement s’imposait déjà. »

 

Les écritures nouvelles et la culture gréco-romaine.

 

Les Evangiles ou Vies chrétiennes à l’antique.

 

« Il est difficile de prouver l’antériorité des quatre Evangiles sur nombre d’autres, du moins dans l’état définitif, qui ne peut dater que du IIe siècle, de leur configuration littéraire et de leurs apprêts rhétoriques. Quoi qu’il en fut, les raisons de leur sélection et de leur homologation groupées pourraient tenir pour une part à l’histoire littéraire du monde romain contemporain. Au IIe siècle précisément s’était amorcée une décadence intellectuelle qu’accélérèrent au siècle suivant l’effondrement économique et un certain chaos politique. Ce fut l’époque de l’absence frappante d’une littérature digne de ce nom. Dès lors, certaines oeuvres chrétiennes pourraient s’être glissées sans mal dans les espaces laissés libres par cette grave carence. Il était possible tant aux personnalités qu’aux livres de s’affirmer sur ces jachères culturelles.»

 

Le premier essai d’Antiquités chrétiennes.

 

« Des indices sûrs montrent qu’un unique auteur, de la troisième génération chrétienne, a successivement et séparément rédigé les deux tomes d’une oeuvre vraiment unifiée en profondeur, l’Evangile dit de Luc et les Actes des Apôtres. (…) Un disciple direct de Luc, le compagnon de Paul, peut-être l’auteur de ces oeuvres, l’Evangile et les Actes. »

 

« L’oeuvre double de Luc est le premier essai, réussi, d’une histoire chrétienne, proche encore de la méthodologie historiographique régionale, juive ou non, mais toujours à but soit politique, soit apologétique. Contemporain de Flavius Joseph au moment même où circulaient les « Antiquités judaïques » cet historien chrétien jetait en pionnier les bases crédibles de vraies « Antiquités chrétiennes. »

 

2). Le Bible chrétienne et ses deux Testaments.

 

« Avec Irénée, deux décennies environ avant la fin du IIe siècle, les quatre Evangiles constituaient irréversiblement la base littéraire du recueil originellement chrétien des Ecritures. »

 

« Tout au seuil du IIIe siècle, à Carthage et à Rome en Occident, à Alexandrie et ailleurs en Orient, un Nouveau Testament existait bien, et on le nommait ainsi. Avec lui, la Bible chrétienne était réellement née. Mais il faudra attendre de longues décennies pour que le contour déterminé de celle-ci soit définitivement acquis et surtout officiellement déclaré. »

 

De Carthage à Alexandrie.

 

Tertullien, le Latin d’Afrique.

 

Vers l’an 200, Tertullien se distingue par sa créativité linguistique.

 

« L’une de ses formules capitales est regula fidei, « la règle de foi ». Elle désigne le corps des croyances unanimement admises dans l’Eglise et professée surtout dans le rite initiatique du baptême. C’est là le credo, dérivé des Ecritures et censé transmis d’une génération à l’autre depuis les apôtres. »

 

« Tertullien utilisa et reconnut comme Ecritures authentiques la quasi-totalité des écrits du Nouveau Testament, à l’exception toutefois de la deuxième Lettre de Pierre, de l’Epître de Jacques et des deuxième et troisième Lettres de Jean. Et il n’y a pour lui d’Apocalypse que celle dont Jean est l’auteur. A ses yeux les quatre Evangiles et les lettres apostoliques ont une autorité égale à celle des livres de l’Ancien Testament. »

 

Clément, le Grec d’Egypte.

 

A la fin du IIe siècle et au début du IIIe siècle, le philosophe Clément atteste lui aussi de l’existence d’Ecritures directement chrétiennes, regroupées en un « testament » diathèkè en grec.

 

« Les quatre Evangiles sont chez lui un groupe littéraire dont il rappelle l’origine apostolique et atteste le caractère institué ; il explique et justifie de la sorte l’ordre même dans lequel ils se présentent. »

 

Il connaît aussi d’autres Evangiles auxquels il ne reconnaît pas une autorité semblable aux quatre.

  • l’Evangile des Egyptiens.

  • l’Evangile des Hébreux.

  • Les Traditions de Matthias.

 

« Par-delà la distance qui sépare les deux sensibilités si différentes, les arguments et propositions de Tertullien et de Clément apparaissent comme étonnamment se correspondre et, bien plus se compléter. Chez le premier, latin et juriste d’Afrique, l’homologation chrétienne du corps des Ecritures se fonde sur un rapport d’analogie et de correspondance profondes avec la « règle de foi ». Pour le second, grec et humaniste d’Egypte, il faut y ajouter l’appoint d’une médiation, c’est-à-dire d’une relation constructrice avec un corps élargi de textes à savoir la réserve littéraire où l’humanité comme telle trouve déjà la source inspiratrice de ses croyances et la vertu régulatrice de ses actes. Ainsi se profilent déjà les deux faces nécessaires de la Bible chrétienne : l’une tournée vers la communauté croyante ; l’autre, vers la communauté éthique. Mis toutes les deux à la vérité peuvent être contemplées ensemble. Il faudra attendre un siècle et demi environ pour que la formule « canon des Ecritures » vienne déclarer et officialiser l’achèvement d’une telle synthèse. »

 

D’Alexandrie à Rome, à Césarée et ailleurs.

 

Hippolyte et Origène sont pratiquement contemporains. « Ils sont proches aussi par la quantité impressionnante de leurs oeuvres respectives, et plus encore par l’étendue du champ d’investigation et d’étude, de réflexion et d’exposition qui leur est commun. Chez l’un et chez l’autre, les Ecritures tiennent une place de tout premier plan. »

 

Hippolyte de Rome.

 

Son Nouveau Testament se compose de :

  • Les quatre Evangiles.

  • Les treize lettres de Paul.

  • Les Actes des Apôtres.

  • La première Lettre de Pierre.

  • La première et deuxième Epître de Jean.

  • Le livre de l’Apocalypse.

 

Il plaçait au même niveau d’autorité les textes de l’Ancien Testament et ceux du Nouveau. Par contre s’il mentionne ou cite d’autres textes chrétiens du Ier et du IIe siècle, il estime qu’ils ont une autorité inférieure aux livres institués.

 

Origène, le Grec d’Orient.

 

« L’oeuvre d’Origène est trop abondante et s’étend sur trop de décennies pour faire montre d’une cohérence formelle et même doctrinale. »

 

Les Ecritures chrétiennes : « canon » et « Bible ».

 

« Le mot grec kanon, « règle », ne sera utilisé que tardivement par les personnalités ou instances ecclésiastiques pour désigner les Ecritures chrétiennes. Athanase d’Alexandrie fut un initiateur, et encore avec la forme verbale kanonizoménôn, « canonisé ». C’est par ce terme qu’il présente et qualifie, en 367, le corps des livres saints qui s’imposait dans son Eglise. »

 

« L’histoire ecclésiastique est jalonnée de ces synthèses entre d’une part l’évolution interne des notions et concepts propres à la confession chrétienne, et de l’autre tel élément culturel disponible dans la société ambiante. (…) C’est ainsi que, à la fin du IVe siècle en Orient, au début du Ve en Occident s’imposaient et circulaient divers « canons » des Ecritures. »

 

« Le processus de canonisation des Ecritures est intimement lié à celui de la recherche doctrinale et de l’expression dogmatique. Il n’en est pas moins fonction de la manifestation des textes sacrés comme monument proprement culturel, et c’est la Bible. Jusqu’alors, cette qualité était le fait du recueil des textes d’Homère, corps littéraire de culture et non de révélation. »

 

Chapitre II. L’histoire des professions de foi (IIe - IIIe siècle). (Bernard Sesboüé).

 

« L’histoire des professions de foi chrétiennes s’origine dans le Nouveau Testament, se développe au cours du IIe siècle et aboutit au cours du IIIe siècle à diverses formules d’auteurs en Orient et à la formule occidentale qui sera plus tard appelé Symbole des apôtres. Elle aboutira en Orient au Symbole de Nicée-Constantinople en 381. »

 

I. Fonctions, genre littéraire et lieux d’origine de la profession de foi.

 

1). Une première définition de la profession de foi.

 

« Les premiers documents publics ou « officiels » de la tradition ecclésiale sont en effet les Symboles de foi. Dans l’Enchiridion symbolorum de Denzinger (du XIXe siècle) (…..) qui présente un choix des plus importants textes dogmatiques de l’Eglise, les premiers documents cités sont une longue série de Symboles de la foi. Ils jouiront toujours d’une autorité plus grande que les textes conciliaires, puisque c’est une tradition des conciles les « recevoir », au même titre qu’ils reçoivent les Ecritures.

 

« A quelle nécessité fondamentale répondent la naissance et le développement des professions de foi ? Toute société éprouve le besoin de posséder un document bref qui résume sa nature, son but ou son idéal, et exprime l’accord qui unit les membres qui la composent. Ce texte est une référence de base nécessaire à l’identité du groupe : Il rend compte de l’unanimité ou du consensus qui lui permet d’exister. Pour pouvoir jouer ce rôle et servir de référence vivante et spontanée, il doit être bien connu de tous et donc compréhensible par tous. Il faut également qu’il véhicule de manière parlante la motivation affective de la communauté formée et soit capable de mobiliser l’idéal qui l’anime. Ce type de parole constitue généralement pour ses membres un engagement et une adhésion : un engagement pour les membres fondateurs et une adhésion pour ceux qui entrent à leur suite dans le groupe. »

 

2). Quelques parallèles.

 

La tradition biblique du premier Testament connaît différents type de formulaires de foi qui peuvent se répartir en deux grands familles :

 

  • Les « formulaires de la promesse » ou les « Credo des patriarches. » Ils expriment une parole d’adhésion et de promesse que Dieu adresse à un patriarche et sa réponse qui donne sa foi à cette parole.

 

  • Les « Crédo historiques ». La parole n’est pas tournée vers l’avenir mais vers le passé : le croyant récapitule les évènements décisifs de son élection, de sa sortie d’Egypte, de l’Alliance et du don de la Terre promise ; en foi de quoi il vient apporter son offrande à l’autel.

 

« Les religions égyptienne, grecque et romaine ne semblent pas avoir eu besoin de formules de ce genre. Elles ne constituaient pas en effet des sociétés de croyants analogues à des Eglises. Leurs institutions étaient du domaine de la société politique et publique dont elles intéressaient les membres plus en tant que citoyens qu’en tant que croyant. »

 

3). Les principales fonctions de la profession foi.

 

Elle répond à deux besoins principaux de toute communauté d’élection :

 

  • Une « fonction confessante ». Cette fonction est triple et « la réciter c’est en quelque sorte montrer à son partenaire sa carte d’identité chrétienne. »

    • Expression de l’engagement du croyant envers Dieu

    • Unanimité de la communauté rassemblée dans la même confession

    • Permet la reconnaissance mutuelle des croyants entre eux et le témoignage devant les païens.

 

  • Une « fonction doctrinale ». « Dans la profession de foi se concrétise de manière privilégiée la « règle de foi » ou la « règle de vérité » chrétienne. Car l’acte de confesser la foi a un contenu. Le Credo est donc la référence doctrinale première de tout discours dans la foi. A ce titre il a un caractère normatif, en exprimant ce qui engage l’obéissance de la foi. Les formules de confession joueront pour cette raison un rôle essentiel dans l’initiation chrétienne : elles vont fournir le schéma de base de la formation des catéchumènes. »

 

« Par rapport aux Ecritures, la confession de foi est un aboutissement et une récapitulation qui en dit le sens. »

 

4). Le genre littéraire de la profession de foi.

 

Ce type de document doit avant tout se présenter comme une unité brève, qui en principe doit être apprise par coeur par tous les fidèles. La brièveté de la formule nécessite un « phénomène de concentration » de la confession en quelques expressions. « Brièveté et concision entraînent également une stylisation très forte des formules. (…) Une confession de foi est une formule qualitativement orale. Elle n’est en rien une « Ecriture », même si les nécessités de son usage lui font prendre une forme écrite. (….) Elle se dit au présent de l’indicatif. »

 

5). Les situations génératrices des professions de foi.

 

On peut distinguer 5 lieux ou moments où le besoin de profession de foi se fait sentir :

 

  • Le baptême et le catéchuménat.

  • Le culte régulier.

  • Les exorcismes.

  • Les persécutions et la polémique contre les hérétiques.

 

6). Le vocabulaire employé.

 

« Le vocabulaire employé pour désigner les professions de foi dans les textes de l’église ancienne est très varié : confessions ou professions de foi, foi tout court ou Credo, ou encore Symboles. »

 

« La confession de foi (homologie, qui exprime l’accord mutuel) ou profession (ekthesis, qui constitue une déclaration ou un manifeste), désignent l’acte de reconnaissance publique de l’initiative de Dieu en Jésus-Christ et l’engagement de la communauté ou du croyant dans la foi. Les Pères grecs appellent aussi brièvement une formule de ce genre une « foi » (pistis), désignant d’un même mot le contenu de la foi et l’engagement dans la foi. C’est exactement le sens de notre mot Credo, que nous avons reçu du latin sans le traduire. Le premier mot de la formule est ainsi devenu son nom : tout ce qui tombe sous le coup du verbe « je crois » exprime le contenu de ce qui tombe sous l’engagement concret du croyant. »

 

« Quand au Symbole, il se réfère à la coutume antique de l’objet coupé en deux par deux contractants pour être le signe de l’alliance ou du contrat qui les lie. »

 

« L’usage du terme symbole se généralisera en Occident où il passera des interrogations baptismales aux Credo déclaratoires. Il refluera en Orient où on le voit apparaître, discrètement, à partir du IVe siècle. Mais la conscience chrétienne antique percevait toujours que la confession de foi, ou le symbole, objet de l’engagement baptismal, demeurait un signe de reconnaissance entre chrétiens et d’identité chrétienne. »

 

II. Genèse et développement des professions de foi.

 

« Une erreur d’hypothèse a longtemps fait croire à l’existence d’un modèle originaire unique qui se serait ensuite différencié, ou d’un modèle simple qui se serait progressivement complexifié, alors que le contraire s’est produit : à partir de modèles différents, une évolution pleine de créativité a progressivement articulé entre elles des formules diverses et conditions à une relative fixité. »

 

1). La situation des confessions de foi dans le Nouveau Testament.

 

Le Nouveau Testament présente quatre modèles principaux de confessions de foi :

 

  • Deux modèles christologiques.

    • Le premier modèle christologique est caractérisé par l’énoncé du nom de Jésus auquel est ajouté un titre exprimant son identité au regard de la foi : « Jésus est Seigneur », « Jésus est le Christ », « Jésus est le fils de Dieu ». Ces formules très brèves s’apparente à un slogan et elles peuvent constituer une acclamation liturgique. « Le chrétien proclame le règne actuel et universel de Jésus ressuscité, qui a en quelque sorte « pris le pouvoir » au ciel, sur terre et dans les enfers. »

    • Le deuxième modèle consiste en une formule narrative plus ou moins développée. « On y raconte l’évènement de Jésus en insistant sur son mystère de mort et de résurrection. Ce récit est attesté selon des formes diverses. » Les grandes proclamations des Actes des Apôtres, les actes de Paul. « Chaque discours a ses caractéristiques particulières, mais le schéma de base st toujours le même : on y présente Jésus de Nazareth, cet homme accrédité par Dieu en raison de ses paroles, de ses miracles et de ses actions. Il a été crucifié, mais Dieu l’a ressuscité. »

 

  • Un modèle binaire (mention du Père et du Fils (ou du Christ). « Il comporte l’énumération intentionnelle des noms de Dieu le Père et du Christ. A chacun se trouve rapportée une intervention propre dans l’histoire du salut. (….) Certains auteurs pensent que ces formules étaient destinées à l’enseignement des païens : aux Juifs qui croyaient au Dieu de l’Ancien Testament il suffisait d’annoncer le Christ ; aux païens il fallait annoncer aussi le Dieu unique et créateur. »

 

  • Un modèle ternaire (Père, Fils et Esprit). Dans ce modèle, « il s’agit toujours de formules énumératives et scandées par les trois noms divins. Il convient de les appeler « ternaires » et non pas « trinitaires », puisque le terme de « trinité » ne se trouve pas dans le Nouveau Testament. Mais le lien étroit établi entre ces trois noms divins est évidemment à la base de la réflexion trinitaire de l’Eglise. »

 

2). La situation des confessions de foi chez les Pères apostoliques.

 

La situation dans les écrits des Pères apostoliques est exactement la même que celle qui vient d’être décrite pour le Nouveau Testament. On y retrouve les quatre modèles.

 

« Le premier modèle christologie est le plus souvent attesté sous la forme d’une titulature plus ou moins développée autour du nom de Jésus. »

 

« Le deuxième modèle kérigmatique (du grec kerigma, proclamation ou annonce) est fermement attesté dans les lettres d’Ignace d’Antioche. Ses textes reproduisent la séquence kérigmatique héritée de la tradition néotestamentnaire, mais ils introduisent quelques nouveautés notables (en particulier la naissance virginale de Jésus) (…) Ils portent également la mention qui deviendra classique : « Sous Ponce Pilate. »

 

On retrouve aussi le modèle binaire chez Ignace d’Antioche et Polycarpe de Smyrne. Il survivra jusqu’à la fin du IIe siècle chez Irénée et au début du IIIe siècle chez Tertullien. 

 

« Le modèle ternaire est beaucoup pus porteur d’avenir. Clément de Rome en est déjà un témoin privilégié. (….) C’est à l’intérieur de ce schéma ternaire que va se faire l’unité des divers modèles de confessions de foi. »

 

3). Le mariage des formules christologiques et trinitaires.

 

« L’évènement décisif dans la genèse des Symboles de foi est incontestablement le mariage des deux modèles, christologique et trinitaire (…) On le voit s’accomplir, à travers divers tâtonnements, chez Justin et Irénée, au cours de la seconde moitié du IIe siècle. (….) La formule trinitaire s’étoffe (…) La mention de chaque nom divin est accompagnée d’un attribut, d’un titre ou d’une activité qui lui est propre dans l’histoire du salut. »

 

« On voit alors la séquence kérigmatique entière venir se greffer sur le deuxième article du schéma trinitaire. »

 

« Justin et Irénée sont pour nous les témoins du « mariage » des formules, Mais il n’est pas certain qu’ils en soient les auteurs. »

 

4). En Occident : le vieux symbole romain, dit « Symbole des Apôtres ».

 

Au début du IIIe siècle, présence de Credo d’Eglises, « qui présentent la cristallisation liturgique officielle de la genèse antérieure. L’histoire de ces Credo est assez différente en Occident et en Orient. »

 

« La Tradition apostolique d’Hippolyte de Rome, qui date au début du IIIe siècle, est le premier recueil de règlements ecclésiastiques et liturgiques depuis le Didachè. La description qu’elle donne de la « tradition du saint-Baptême » comporte un Symbole baptismal sous forme interrogative. Ce texte est particulièrement vénérable, car il est l’ancêtre direct et le plus anciennement attesté de ce que l’Eglise d’occident appelle encore aujourd’hui le « Symbole des Apôtres ».

 

  • Crois-tu en Dieu le Père tout-puissant ?

  • Je crois.

  • Cris-tu au Christ-Jésus, fil de Dieu, qui est né par le Saint-Esprit de la Vierge Marie, a été crucifié sous Ponce-Pilate, est mort, est ressuscité le troisième jour vivant d’entre les morts, est monté aux cieux et est assis à la droite du Père ; qui viendra juger les vivants et les morts ?

  • Je crois.

  • Crois-tu en l’Esprit saint dans la sainte Eglise ?

 

« Ce dialogue accompagne la triple immersion baptismale. C’est le prêtre qui récite la formule du Symbole. Le baptisé ne fait qu’exprimer l’adhésion de sa foi. Après chacune de ses réponses, le prêtre lui pose la main sur la tête et le plonge dans l’eau. »

 

« Pour obtenir le « Symbole des Apôtres » sous son état ancien, il suffit de faire passer le texte de la forme interrogative et dialogue à la forme déclarative : il devient alors une longue phrase commandée par le verbe « je crois ». Ce sera le Credo de l’Eglise de Rome, c’est-à-dire la formule romaine antique. (….) Ce même Credo gagnera tout l’Occident. Au VIIIe siècle, il s’enrichit (vraisemblablement en Gaulle) de quelques additions. »

 

5). En Orient : vers le Symbole de Nicée-Constantinople.

 

« En Orient, Origène est encore un bon témoin des Credo d’auteurs. Mais entre lui et les premiers Credo d’Eglises, nous constatons un relatif silence, conséquence de la discipline du secret qui s’étend à partir du milieu du IIIe siècle. »

 

« Grâce à Eusèbe de Césarée, qui le produisit devant le concile de Nicée, nous connaissons le Symbole baptismal de l’Eglise de Césarée de Palestine. Il date de la seconde moitié du IIIe siècle. Son deuxième article, consacré au Fils est typique de la tradition orientale : entre la titulature du Christ et la mention de l’incarnation, il développe, dans un langage johannique, ce qui a trait à l’origine divine du Fils avant tous les siècles. »

 

« La grande innovation du concile de Nicée (325) fut de procéder à des ajouts littéraires à ce symbole de Césarée. »

 

L’usage, en Orient, voulait que chaque grande Eglise ait sa propre formule particulière de Credo. La structure était sans doute commune, mais de très nombreuses variantes étaient possibles. « Lorsqu’un évêque entrait en charge, il envoyait à ses frères dans l’épiscopat la formule de sa « foi », c’est-à-dire le Symbole de son Eglise. Ceux-ci faisaient alors acte de reconnaissance du Symbole de leur frère et l’admettaient à leur communion. Ce système semble avoir fonctionné longtemps jusqu’à la généralisation de l’usage du futur Symbole de Nicée-Constantinople. »

 

« L’origine du Symbole dit de « Nicée-Constantinople » et officiellement attribué au premier concile de Constantinople (381) par celui de Chalcédoine est quelque peu obscure. (….) Il est très vraisemblable que le concile de Constantinople l’a amendé, complètement et promulgué sans l’avoir vraiment composé.

 

« Après avoir connu un moment d’éclipse dans la première moitié du Ve siècle, ce Credo fut adopté dans presque tout l’Orient comme symbole baptismal à partir du VIe siècle. (….) Il est introduit à la même époque dans la liturgie de la messe, en Orient d’abord (à partir de Constantinople, puis en Occident où son usage se généralisera progressivement, en Espagne à la fin du VIe siècle, en Irlande, puis en Gaule et en Germanie au VIIIe, pour être adopté à Rome au IXe. »

 

6). Vers de nouvelles générations de professions de foi.

 

Existence d’une histoire des Symboles et des « documents symboliques » qui se poursuit à travers les âges. Elle fait alterner des périodes calmes et des temps de plus grande créativité.

 

  • Première phase. Elle fait passer du Credo baptismal au Credo conciliaire, étape qui est franchie avec le concile de Nicée. « Le premier est destiné à tous les croyants, le second cherche la solution d’une crise doctrinale en procédant à l’addition de certaines expressions « techniques » aux points de litige »

 

  • Deuxième phase. Le concile d’Ephèse décide de ne plus faire d’additions au Symbole.

 

  • Troisième phase. A l’occasion de conflits doctrinaux au sein de l’Eglise, naissance de Symboles pour théologiens, c’est-à-dire « de catalogues de plus en plus complets des points de la foi. »

 

  • Avec la Réforme au XVIe siècle, naissance de nouvelles confessions de foi. « Le terme de confession passe alors du texte lui-même à l’Eglise confessionnelle qui l’a produit et s’y est définie. »

    • Confession luthérienne d’Augsbourg (1530).

    • Les 39 articles de la communion anglicane (1563)

    • La Confession helvétique postérieure (1566)

    • La Confession réformée de La Rochelle (1571)

 

  • Au XXe siècle la fonction du Symbole dans l’Eglise est encore bien vivante.

    • Confession de Barmen (1933), émise par l’Eglise confessante d’Allemagne en résistance au nazinsme .

    • Credo de Paul VI en 1968.

 

« La fonction du Symbole répond à un besoin constant. La cellule mère du discours chrétien est aussi un point de retour pour la catéchèse, la prédication, la liturgie, la théologie et le dogme. C’est pourquoi elle donne lieu périodiquement à des formulations nouvelles, sans que pour autant il soit jamais renoncé aux premières. »

 

Chapitre III. Les progrès de l’organisation ecclésiastique de la fin du IIe siècle au milieu du IIIe siècle (180 - 250). (Victor Saxer)

 

Le IIIe siècle (de 180 à 250 environ) passe pour avoir été le siècle de transformations importantes dans l’organisation interne et interecclésiale des s communautés chrétiennes primitives.

 

Vers les années 180, on perçoit de nombreux changements dans différents domaines de la vie des Eglises qui seront achevés vers 250.

  • Institution du catéchuménat.

  • Apparition des premiers conciles.

  • Organisation de l’initiation chrétienne.

 

I. Les progrès à la fin du IIe siècle et au début du IIIe siècle.

 

Les personnages qui illustrent cette première période : Irénée de Lyon, Clément d’Alexandrie, Tertullien de Carthage.

 

1). Irénée de Lyon.

 

Il succède en 177 à l’évêque martyr Pothin. Il atteste la diffusion du christianisme en Germanie, chez les Ibères, les Celtes, en Orient, en Egypte et en Libye.

 

Les Eglises locales.

 

« Quand Irénée parle de l’Eglise, il l’entend de deux manières : l’Eglise en général, constituée par l’ensemble des chrétiens, unis par la communauté de foi et de tradition, et les Eglises locales qui constituent précisément la première. »

 

« Pour s’opposer au courant gnostique qui dissolvait la foi, Irénée fit appel à la tradition de l’Eglise. C’est celle des apôtres, transmise par eux aux successeurs qu’ils instituèrent à la tête des Eglises locales et qui constituent la chaine de transmission de la tradition authentique (…) qui sont appelés indistinctement épiscopes ou presbytres. »

 

«  Irénée est le témoin d’une époque où l’épiscope n’est pas encore totalement dégagé du groupe des presbytres. (….) Il n’a pas non plus de vocabulaire technique pour distinguer, à l’opposé de Clément de Rome, les laïcs des clercs. »

 

Irénée, par ailleurs est aussi le témoin du prophétisme qui est toujours existant.

 

Par contre sur les autres institutions, Irénee est plus discret. Il ne pale pas du catéchuménat, très peu de la pénitence, un peu du baptême.

 

L’Eglise romaine.

 

« Irénée accorde une place particulière à l’Eglise de Rome dans la transmission de la foi venue des apôtres. » Dans un de ses textes, il donne la liste épiscopale de Rome. « En raison de cette succession, l’Eglise romaine « a qualité pour parler en leur nom (au nom des apôtres) à toutes (les Eglises) et exprimer authentiquement la foi de toutes. »

 

« Avant même de citer le nom de l’Eglise de Rome, Irénée énumère tous ses titres de noblesse (elle est grande, ancienne, universellement connue), dont cependant le plus important est, pour lui, cela d’avoir été fondée par les apôtres Pierre et Paul. L’objet de la tradition venue de ces apôtres et la foi que l’Eglise romaine aux hommes, c’est la vérité même de Dieu (…) La foi tend alors à se résumer en deux articles : un seul Dieu créateur de l’univers et un seul Christ Fils de Dieu et Sauveur des hommes. »

 

2). Clément d’Alexandrie.

 

L’Eglise d’Alexandrie entre dans l’histoire au IIe siècle. Avant on ne sait rien d’elle, même si on peut supposer qu’elle a derrière elle un passé important, Eusèbe attribuant sa fondation à l’évangéliste Marc.

 

Pour Eusèbe, ce qui fit sa renommée est son Didascalée, « l’école dont il attribue le renom à Pantène, Clément d’Alexandrie et Origène. »

 

Concernant le mot église, « Clément l’employait au moins en deux sens différents : le sens spatial d’édifice culturel et le sens sociologique, qu’il préfère, de « communauté des élus », celle-ci étant « le meilleur temple » de Dieu. A cette première distinction s’en ajoute une autre entre Eglise céleste et Eglise terrestre, la première étant le modèle de la seconde, celle-ci l’image de celle-là ou encore la céleste représentant la réalité, la terrestre, l’ombre de l’Eglise. »

 

Pour Clément le presbytéral est une diachronie ou ministère et son aspect ministériel prévaut sur l’aspect honorifique, même si après il parle de l’honneur du « premier siège ». « Celui-ci est-il nécessairement le siège de l’épiscope ? Le texte ne le dit pas ; dans le contexte immédiat, il s’agit plutôt d’un « premier siège » parmi les presbytres. »

 

Il répartit les fonctions des presbytres et des diacres en attribuant la première à l’Eglise en voie de perfectionnement, la seconde à l’Eglise servante. »

 

3). Tertullien de Carthage.

 

Il est le premier à nous informer « massivement sur le christianisme africain à la fin du IIe siècle et dans les vingt premières années du IIIe siècle.

 

Ses écrits « peuvent être l’objet d’une triple lecture, comme témoignage, d’abord sur ses adversaires, ensuite sur sa propre communauté, et cela pendant la période catholique, enfin sur ses positions pendant la période montaniste de sa vie. » 

 Les communautés hérétiques. 


« Tertullien a tracé une caricature des groupements hérétiques au temps où il appartenait à la Grande Eglise, sans doute les marcionites. La charge vise le caractère inorganique de leurs communautés. On y distingue les laïcs de ceux que Tertullien ne nomme pas encore clercs. Parmi les premiers, il y a des catéchumènes, des néophytes, des fidèles de longue date ; les catéchumènes sont l’objet d’une instruction. »

 

Selon lui, les femmes hérétiques enseignaient et pouvait avoir le charisme de guérison ou de prophétie.

 

Il rapporte aussi que chez les marcionites, les femmes baptisaient, alors que lui-même, « même montaniste, leur interdit avec constance de parler à l’église, d’enseigner, de baptiser, de célébrer l’eucharistie ou de revendiquer une quelconque fonction sacerdotale. »

 

« Dans le clergé hérétique, il y a l’évêque, le prêtre, le diacre, et sans doute le lecteur. Tout en reprochant à cette hiérarchie de ne pas être fixe, Tertullien voit en elle les mêmes degrés que dans sa propre Eglise ; il reconnait aussi l’existence de leurs propres édifices cultuels. Bref, l’organisation du marcionisme est la même que celle de l’Eglise catholique, mais on a l’impression qu’elle reflète à peu de chose près la situation des hérétiques à l’époque où ils ont fait schisme, c’est-à-dire une situation dépassée au temps où Tertullien la critique. »

 

L’organisation de la Grande Eglise.

 

Les réunions des Chrétiens à Carthage étaient deux sortes :

 

  • Cultuelles. Elle comprenaient une prière commune des fidèles, des lectures de l’Ecriture sainte, des discours d’exhortations et d’avertissements sur l’ordre interne de la communauté, une collecte pour les indigents.

 

  • Charitables. Ils s’agissaient des repas de charité, accompagnés de chants religieux.

 

Ces deux catégories de réunions étaient présidées par des « anciens » dans lesquels il faut voir des presbytres. Ils ne devaient pas leur place à des pots de vin (non pretio), mais au témoignage de leur vie.

 

Tertullien pour sa part observe le silence sur ses rites proprement eucharistiques. Il affirme « l’organisation hiérarchique des communautés chrétiennes. En distinguant à l’intérieur de l’Eglise locale deux groupes qu’il appelle ordinem et plebem. Tertullien est sans doute le premier à les définir aussi clairement. Le peuple (plèbes), ce sont les laïcs (laïci). (….) Mais c’est sur l’ordo qu’il fixe son attention, car il voit l’exercice habituel du sacerdoce concentré dans les mains des membres de l’ordo. Aussi celui-ci est-il sociologiquement et religieusement distingué de la masse. Il peut-être appelé ordo Ecclesiasticus ou encore ordo sacerdotis. (….) Son rôle consiste à baptiser (tinguere) et à offrir (offerre) (l’eucharistie). Ce n’est qu’en cas d’extrême urgence, c’est-à-dire à défaut de tout ministre du culte que le laïc intervient à sa place (agere pro sacerdote) en vertu du sacerdoce commun des fidèles. (….) En contrepartie, le sacerdoce ministériel impose aux prêtres veufs l’interdiction du remariage, appelé bigamie (digamus). »

 

« Quand l’ordo ecclésiastique est nommé au singulier, il s’agit de celui que nous appelons clergé. Tertullien y inclut l’évêque, les prêtres et les diacres. (….) L’évêque détient la somme des pouvoirs, car, en principe, c’est à lui de baptiser d’offrir l’eucharistie, de donner l’absolution aux pénitents. Le titre d’episcopius lui revient de droit. »

 

Concernant les prêtres, « on ne voit aucune fonction ecclésiastique qui leur fût spécialement confiées, sauf la mission d’enseigner la doctrine chrétienne. »

 

Chez Tertullien les diacres restent à leur place dans l’ordre hiérarchique, toujours la troisième. Ils sont début comme des serviteurs.

 

Le témoignage de Tertullien montaniste.

 

« Passé au montaniste, Tertullien pousse ses positions à l’extrême et en force l’expression. Nous le voyons sur deux questions qui intéressent l’organisation de l’Eglise et la vie des chrétiens. »

 

Le remariage. Il laisse entendre que, de même que le demandeur d’un remariage, ainsi le jeune fiancé prie « l’évêque, les presbytres et les diacres » de « l’unir à l’église » à sa fiancé. « Il parle de mariages occultes, non déclarés auparavant en Eglise. »

 

Le mariage. Il confirme que le mariage des chrétiens était porté à la connaissance de la communauté locale, mais il laisse entière la question de savoir en quoi consistait l’intervention de la hiérarchie dont parle le premier. Ce qui paraît sûr, c’est que le clergé supérieur intervenait en corps et en présence de la communauté, ne fut-ce qu’en raison du caractère public de tout mariage. »

 

La pénitence. « Si dans le De paenitentia il semble avoir envisagé la possibilité d’une pénitence limitée dans le temps et donc d’une réconciliation du pénitent durant sa vie, dans le De pudicitia il l’exclut absolument et abandonne entièrement le pardon au jugement de Dieu. »

 

Pendant la période montaniste il entre en conflit avec l’évêque de Cathage. « Le qualificatif de « péremptoire » qu’il donne à l’édit de l’évêque de Carthage n’est-il pas l’indice d’un changement dans la manière autoritaire dont celui-ci exerce dorénavant son pouvoir ? (…) L’évêque de Carthage se distinguait sans doute depuis quelque temps du groupe presbytéral , mais il détient depuis peu un pouvoir supérieur. »

 

II. Les progrès pendant la première moitié du IIIe siècle.

 

1). Hippolyte de Rome.

 

« On a des raisons de penser qu’il y a eu un Hippolyte de Rome et on peut lui attribuer (…) la « Tradition apostolique ». Ce document (…) prétend rattacher aux apôtres l’organisation de l’Eglise de son temps. Elle reflète, pensons-nous, les usages de l’Eglise de Rome au cours du premier tiers du IIIe siècle. »

 

« La communauté chrétienne forme le peuple de Dieu. C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit d’ordonner un évêque, le peuple se réunit le dimanche avec le collège presbytéral et les évêques présents ; le jour où le peuple jeûne, l’évêque jeûne avec lui. Les laïcs (…) doivent se conduire avec discipline, en l’absence de l’évêque ou d’un prêtre, quand ils se réunissent pour un repas communautaire qu’ils ne peuvent pas bénir (….) Mais un laïc peut-être catéchiste. »

 

Dans « la Tradition apostolique » les chapitres donne un ordre hiérarchique des fonctions :

  • Des évêques.

  • Des prêtres.

  • Des diacres.

  • Des confesseurs.

  • Des veuves.

  • Du lecteur.

  • De la Vierge.

  • Du sous-diacre.

  • Des dons de guérison.

 

Les chapitres :

  • Que les diacres doivent être assidus auprès de l’évêque.

  • Des diacres et des prêtres.

sont des ajouts qui peuvent provenir d’une source différente et ils servent de complément aux premiers chapitres.

 

L’évêque doit être irréprochable. Quand il a été agréé, le peuple se rassemble le dimanche avec tous les prêtres et les évêques présents (ceux du voisinage) pour procéder à l’ordination liturgique. Ce sont les évêques seuls qui imposent la main, pendant que les prêtres assistent au rite en « témoins muets et inactifs ; ils s’associent mentalement à la prière d’ordination, dite par un des évêques au nom de ses collègues. »

 

Le prêtre est considéré comme le conseille-né de l’évêque.

 

Le diacre doit servir. « Il n’est pas ordonné au sacerdoce, mais au service de l’évêque pour faire ce que celui-ci lui indique (par exemple rendre visite aux malades au nom de l’évêque. »

 

Le confesseur « est celui qui a été arrêté pour le nom du seigneur, l’a confessé devant le magistrat, a été mis en prison, sans être condamné à la peine capitale. »

 

2). La didascalie des apôtres : La Syrie.

 

« On s’accorde aujourd’hui à reconnaître dans la Didascalie un écrit né en Syrie de langue grecque au cours du premier tiers du IIIe siècle, sous l’influence de tendances analogues à celles qui se sont fait jour dans la Tradition apostolique. »

 

« La Didascalie (….) est un document unique et inestimable pour les institutions et la vie d’une communauté (…) de langue grecque, de la première moitié ou du milieu du IIIe siècle. L’auteur est sans doute un évêque qui présente son oeuvre comme émanée des apôtres et destinée à l’usage d’évêques. »

 

En dehors de l’évêque, « il n’y a que des subordonnés ou des serviteurs : prêtres sans fonctions sacerdotales, diacres au service unique de l’évêque, veuves et diaconesses. »

 

Les laïcs ne jouent aucun rôle dans les fonctions sacerdotales (offrande eucharistique, baptême, ordination, eulogies (qui permet de décrire les paroles religieuses qu'un membre du clergé prononce afin de bénir une cérémonie ou une personne). Quand une femme, de préférence une diaconesse intervient au baptême, c’est uniquement dans celui des femmes. 

 

« L’idée qui préside à l’organisation hiérarchique de la communauté est d’inspiration vétérotestamentaire, l’évêque étant comparé au grand prêtre, les presbytres aux prêtres, les diacres aux lévites du Lévitique. C’est pourquoi la hiérarchie du didascale est une hiérarchie d’honneurs et d’honoraires : pour lui, en effet, honorer ne signifie pas seulement respecter les membres de cette hiérarchie, mais encore reconnaître le degré de leur appartenance hiérarchique par une contribution matérielle proportionnée à ce degré. Dans cette perspective, sur les dons offerts par les fidèles, l’évêque reçoit quatre parts, le diacre deux, le prêtre deux, le lecteur deux, la veuve une. (….) Cette hiérarchie tend à être une échelle de perfection morale et à astreindre le « clergé » à des observances ascétiques, comme le célibat. En particulier est limité le ministère féminin au strict indispensable dans la liturgie, réduit le rôle des veuves à la visite des malades de leur sexe sans aucun fonction catéchistique ou sacramentelle et contrôlée la vie des couples mariés elle-même. »

 

« La Didascalie nous présente une communauté à l’organisation naissante : l’évêque se trouve au centre de son Eglise, les liens entre les « assistants de l’évêque restent assez flous, il est encore impossible de distinguer un cursus clérical. » Toutefois un pas décisif a été franchi dans cette organisation en ce qui concerne l’évêque : non seulement il est au centre de sa communauté, mais il est encore devenu le chef unique incontesté et il a relégué dans l’ombre les prêtres avec lesquels il partageait auparavant l’autorité. »

 

3). Origène : Alexandrie et la Palestine.

 

Les Eglises et l’Eglise.

 

Origène parle le plus souvent des Eglises que de l’Eglise. « C’est qu’il n’a pas cherché à la définir, il l’a vécue et s’est toujours senti et comporté et homme d’Eglise, comme laïc et comme prêtre. Les Eglises sont les gardiennes de la foi reçue du Christ grâce aux apôtres qui l’ont transmise aux évêques, lesquels se sont succédé en chacune d’elles jusqu’à nos jours. »

 

Il connaît personnellement plusieurs Eglises : Alexandrie et Césarée de Palestine, celles d’Arabie, Alexandrie, Athènes, celles de Cappadoce, Rome. « Entre elles, Origène aperçoit le lien de la foi, des Ecritures, de la tradition. En dehors des synodes qui réunissent les évêques, il ne connaît pas d’organisation supérieure qui puisse garantir leur unité. Aussi a-t-on pu dire qu’à ses yeux elles formaient une espèce de « fédération ».

 

La hiérarchie intra-ecclésiale.

 

Origène distingue le clergé du peuple, en particulier les membres des trois degrés supérieurs : évêques, prêtres, diacres. Il insiste sur le devoir des clercs de vivre conformément à leur office, et une fois qu’il est prêtre, il adresse aussi cette monition aux prêtres.

 

« Les prêtres apparaissent avec la même fréquence dans les écrits d’Origène, avec l’évêque, ils sont honorés des premiers sièges, et cet honneur est très recherché. Mais plutôt que d’honneur, le prêtre doit se préoccuper des vertus que l’apôtre lui recommande. »

 

Les diacres sont moins présents et sont comparés aux lévites de l’Ancien Testament. Ils doivent enseigner les fidèles, participer au ministère de la pénitence avec l’évêque et les prêtres. Ils peuvent être chassés du diaconat pour des fautes graves. Leur fonction propre est « d’entourer le peuple », de se tenir près de l’autel pendant les saints mystères. Ils doivent aussi administrer les biens de l’Eglise.

 

La fonction de lecteur n’est mentionnée qu’une fois.

 

La situation d’Origène.

 

« Un rôle communautaire beaucoup plus important est accordé à l’enseignant appelé Doctor dans les traductions latines, ce qui correspond sans doute au titre qu’Eusèbe de Césarée donne à Origène lui même. »

 

C’est Origène qui a fait du didascalée d’Alexandrie « une institution ecclésiale et un centre très actif de formation chrétienne, qui lui a donné un niveau intellectuel prestigieux et en a tiré lui-même une renommée considérable. (…..)

 

4). Cyprien de Carthage.

 

L’Eglise locale.

 

« Même lorsqu’il parle de l’Eglise d’une manière absolue, Cyprien a d’abord en vue l’Eglise locale, sur le modèle de laquelle il envisage l’Eglise universelle. Delon lui, « l’Eglise est formée de l’évêque, du clergé, des chrétiens restés fidèles. » »

 

Comme éléments constitutifs d’une Eglise, Cyprien en distingue trois : l’évêque, le clergé, le peuple. Mais des trois, c’est l’évêque qui est l’élément unificateur.

 

« Le mot laïc n’appartient pas au vocabulaire de Cyprien. Quand il parle des laïcs, c’est toujours comme d’un tout qu’il appelle plebs. Leur rôle est important en raison non seulement de leur présence, plus ou moins nombreuse, aux conciles, mais encore de leur rôle dans l’élection de leur évêque, dans leur promotion des clercs et dans la réconciliation des lapsi, pour lesquelles ils sont consultés. Les plus fortunés parmi eux contribuent aux besoins des plus défavorisés. »

 

Il distingue le clergé du peuple. « Appartenir au clergé est un honneur et un service, service de l’Eglise ou de l’autel. Le clerc est réservé à ce service et se voit interdire toute occupation professionnelle et lucrative. En échange, il reçoit sa subsistance de l’Eglise sous forme de sportula (don en nature le plus souvent) et de divisio mensurna (traitement mensuel). Dans les assemblées aussi, le clergé se distingue des fidèles. Ceux-ci sont debout, c’est pourquoi, ils sont dits stantes, et certaines réunions reçoivent de ce fait le nom de statio. Dans le clergé supérieur, évêques et prêtres sont assis : c’est le consenssus. »

 

Cyprien distingue sept degrés dans la hiérarchie de l’Eglise. Par contre comme ils ne sont jamais nommés ensemble on a du mal à définir un ordre :

  • Exorcistes.

  • Acolytes.

  • Lecteurs.

  • Sous-diacres.

  • Diacres.

  • Prêtres.

  • Évêque.

 

Les membres des degrés inférieurs n’ont pas de fonction liturgique explicite.

 

Concernant les lecteurs, les candidats sont examinés par l’évêque et son conseil avant d’être promus. Leur fonction est de lire l’Ecriture sainte, y compris l’Evangile, du haut d’une estrade. Le lectorat est souvent une étape vers de plus hautes charges, entre autres le presbytérat.

 

« Les termes diacre, diáconos, diaconatos sont de simples transcriptions de leurs équivalents grecs. Les termes proprement latins, minister, ministerium, administratio n’ont pas pris racine en ce sens dans nos langues occidentales. »

 

« Presbyter et presbyterium sont des mots qui désignent les prêtres et le corps qu’ils forment dans la hiérarchie cléricale. (….) La mission la plus important des prêtres est, pour Cyprien, l’enseignement et la catéchèse. (…..) En l’absence de l’évêque, ils sont les ministres ordinaires de la réconciliation. »

 

« L’évêque est au sommet de la hiérarchie ecclésiastique et la résume en quelque sorte dans sa personne. Pour le désigner le mot le plus fréquent est celui d’episcopus transposé du grec ; sa charge est l’épiscopats. (…..) Comme chef religieux de la communauté locale, l’évêque est le président de ses assemblées religieuses. » Ses prérogatives consistent à présider l’initiation et la réconciliation des fidèles, à célébrer l’eucharistie. C’est pourquoi il occupe un siège particulier dans sa communauté, la cathedra.

 

Les Eglises africaines.

 

C’est Cyprien qui pourrait être l’inventeur du terme collegium dont il a donné la première définition. « L’épiscopat est un et chaque évêque en possède solidairement une part. En certaines circonstances, ils agissent de concert : ainsi ils ordonnent ensemble leurs nouveaux collègues, se réunissent en concile pour décider d’affaires communes et envoient le compte-rendu de leurs décisions à leurs collègues absents ou à des Eglises transmarines. »

 

Les Eglises transmarines et la primauté romaine.

 

L’autorité de Cyprien débordait les limites de l’Afrique et il était consulté ou approuvé par les communautés ou les évêques d’Espagne, de Gaule, de Cappadoce. Il est en relation suivie avec Rome.

 

« Il est intéressant que l’initiative de la consultation soit venue, dans un cas, des communautés d’Astorga-Léon et de Mérida en Espagne pour une affaire qui leur était propre, dans un autre, de l’évêque de Lyon au sujet d’un problème concernant l’Eglise d’Arles, et que, dans les deux cas, Cyprien ait servi en quelque sorte de recours contre une décision romaine. »

 

Quel rôle Cyprien accordait-il à l’Eglise de Rome à l’égard des autres Eglises ? « Cyprien reçut l’appui de Rome pour lutter contre le schisme carthaginois ; il appuya Corneille contre l’antipape Novatien. Les deux Eglises adoptèrent une position commune dans la réconciliation des lapsi. La bonne entente fut de règle jusqu’à Etienne (254-257). Avec lui, les relations se durcirent jusqu’au point de rupture sur la question du rebaptême des hérétiques que les Africains pratiquaient, que les Romains refusaient. Si la persécution de Valérien n’avait mis fin à la querelle en envoyant au martyre les deux évêques, c’était le schisme. »

 

En 251, Cyprien rédige son traité « De unitate ecclesiae » contre les partisans carthaginois de Félicissime. Quand il apprit que Novatien était responsable d’un schisme analogue à Rome, il envoya le traité aux confesseurs romains, qui avaient d’abord été partisans de Novatien mais qui revinrent ensuite à la communion avec Corneille. Pendant le temps de l’entente cordiale entre les deux Eglises, Cyprien reconnaissait une certaine préséance à celle de Rome sur celle de Carthage. (…) La préséance de Rome, que Cyprien reconnaît, n’est pas à ses yeux une primauté d’Eglise, c’est une politesse qu’il fait alors à la plus importante Eglise voisine d’Occident, avec laquelle ses rapports sont constants et amicaux.

 

L’évêque Etienne affirmait être le successeur de Pierre parce qu’il occupait sa chaire. « Or dans le traité cyprianique sur l’unité de l’Eglise, il était question de la primauté de Pierre. Etienne l’a-t-il donc étendue à sa propre personne en sa qualité de successeur de Pierre ? C’est possible, puisque le traité cypriannique circulait à Rome. Mais dans ce cas, Etienne en fit une double « relecture », qui, d’une part, transforma la « primogéniture » de Pierre en primauté des pouvoirs, d’autre part, revendiqua pour l’évêque de Rome l’héritage de Pierre. » Cyprien refusa ces deux relectures.

 

Conclusion.

 

1). Le problème de l’Eglise.

 

« Les apôtres qui avaient fondé les premières Eglises avaient eu conscience d’agir sur le mandat du Christ. Par leurs visites, leurs lettres et leurs disciples, ils avaient établi des chefs, presbytres ou épiscopes, qui transmirent l’héritage et l’esprit apostoliques à leurs propres successeurs et restèrent en relations épistolaires avec les communautés filles et soeurs. En conservant et en transmettant un dépôt qui leur était commun et en échangeant les nouvelles de leurs heurs et malheurs, ils développèrent la conscience de leur communes foi et mission. »

 

« Bien que né des circonstances et dans un climat de persécution et de schismes, le traité cyprianique de « L’Unité de l’Eglise catholique » fut la première tentative d’une ecclésiologie globale qui fixait dans la volonté du Christ le principe de l’unité ecclésiale. (….) L’unité est la préoccupation principale de Cyprien et l’objectif premier de son traité. L’unité est d’abord celle de l’Eglise locale, car pour lui, comme pour ses prédécesseurs et contemporains, l’Eglise catholique n’est pas l’universelle, mais celle de tel endroit, laquelle, même éprouvée par les dissidences de Félicissime à Carthage et de Novatien à Rome, reste fidèle à la tradition des apôtres et à l’enseignent du Christ. Tous ceux qui se séparent de cet enseignement et de cette tradition se mettent en dehors de l’Eglise catholique pour constituer des sectes sans autorité. »

 

2). Les progrès d’une hiérarchie.

 

Entre 180 et 250, les progrès de l’organisation hiérarchique des Eglises est en voie d’être définitivement acquis, mais à un rythme différent selon les lieux.

 

Selon Tertullien, les hérétiques ont des évêques, presbytres, diacres et lecteurs.

 

Selon Cyprien, cinquante ans plus tard, les catholiques ont en plus des acolythes, des exorcistes, des sous-diacres.

 

C’est à Rome que l’évolution se fait le plus rapidement et le plus complètement. Il semblerait que c’est dans les sociétés nombreuses que les fonctions aient eu tendance à se diversifier.

 

« On peut dire qu’au milieu du IIIe siècle, l’épiscope-presbytre est partout devenu un évêque au sens désormais classique du mot, comme chef unique et incontesté de sa communauté. (…) Les païens eux-mêmes aperçoivent dans l’évêque le chef de l’Eglise locale. »

 

3). Structures inter et supra-ecclésiales.

 

L’autonomie traditionnelle de l’Eglise d’Afrique était commune avec d’autres Eglises régionales. Ces Eglises réglaient leurs problèmes dans le cadre de leur région au cours de conciles régionaux.

 

« Selon toute vraisemblance, ce fut le montanisme qui déclencha le mouvement conciliaire au dernier quart du IIe siècle, et la controverse pascale qui en fit une institution. (…) La tenue régulière des assemblées conciliaires favorisa la prise de conscience d’identités régionales et la fédération provinciale des Eglises sur le modèle des divisions administratives de l’Empire. »

 

Dans ce cadre général, quel fut la position de l’Eglise de Rome ? « Les premiers responsables de l’Eglise romaine, de Clément à Victor inclus, n’ont jamais justifié les interventions qu’ils firent en dehors de leur propre ressort épiscopal par un appel à la primauté de leur siège dans concert des Eglises. (….) Leurs interventions furent toujours ponctuelles, jamais systématiques. »

 

« La première intervention autoritaire fut celle de Victor (189-199), mais elle pourrait avoir été provoquée par la situation interne de l’Eglise romaine, où confluaient les hommes et les traditions de tout l’empire. La deuxième fut celle d’Etienne (245-257) au sujet du rebaptême des hérétiques : ce pourrait être aussi la première fois qu’un évêque de Rome s’est mêlé des affaires intérieures d’une Eglise voisine, sans en être prié et sans y être poussé par la nécessité de régler ainsi des difficultés internes à sa propre Eglise. »

 

Le premier évêque de Rome qui semble avoir justifié son immixtion fut Etienne.

 

4). Charisme prophétique et ministère humain.

 

Le ministère charismatique et le ministère féminin ont eu souvent partie liée

 

Le prophétisme chrétien est né avec le Christ. « Dans l’Eglise, il a toujours été un moteur plus ou moins puissant d’évangélisation et de renouveau. Institution et charisme coexistent, même si leur coexistence n’a pas toujours été pacifique, et cela dès l’origine. Les prophètes itinérants et missionnaires du début ont vu leur ministère réglementé par la Didachè et ils n’ont gère passé le cap du Ier siècle en raison des progrès de l’évangélisation. Mais le phénomène prophétique a survécu comme charisme individuel. (…) Lors des persécutions, le charisme redevient collectif dans la personne des confesseurs qui réconcilient les apostats. »

 

Le prophétisme a une composante féminine (les filles de Philippe qui enseignaient à Hiérapolis).

 

Ces textes qui évoquent ce phénomène, « en même temps qu’ils montrent la persistance du prophétisme féminin, confirment la survivance d’un usage archaïque, selon lequel des fonctions sacerdotales, plus tard, réservées aux hommes, avaient pu être confiées à des femmes, en particulier dans certaines communautés primitives ou conservatrices.

 

Chapitre IV. Les chrétiens et la culture antique.

 

A. Les premiers chrétiens et la culture grecque. (Bernard Pouderon)

 

« « Athènes ou Jérusalem » : l’alternative proposée par Tertullien résume fort bien l’origine et l’enjeu du débat interne au christianisme naissant. La nouvelle religion, issue du judaïsme, n’a pu en effet se développer comme une entité propre qu’en s’appuyant sur la culture grecque, qui lui fournit très tôt sa langue comme véhicule, et en intégrant une partie de son héritage intellectuel, devenu le bien commun de l’ensemble du monde habité . Et l’intelligentsia chrétienne, formée dans les écoles païennes, mais imbue des textes scripturaires, sera placée devant la cruelle nécessité de devoir choisir entre deux allégeances, deux fidélités : l’une symbolisée par la Bible, dont les prophéties annonçaient le Sauveur, mais dont les prescriptions n’étaient plus à ses yeux qu’un levain vieilli, et les prêtres, d’aveugles déicides ; l’autre par la Sophia grecque, dont les exigences satisfaisaient son attente d’un religion épurée, d’un culte rationnel. C’est de cette errance entre deux pôles culturels également attractifs que rend compte ce chapitre, qui analyse l’attitude des Pères face à la culture grecque depuis les origines de l’apologétique chrétienne jusqu’à la mort d’Origène. »

 

1). De la conquête de la Palestine par Alexandre à la domination romaine.

 

Alexandre laisse les Juifs bénéficier des mêmes droits et libertés que les Perses leur avaient laissé avant lui. Il conserve leur structure administrative propre fondée sur l’autorité du grand prêtre, assisté du Conseil des Anciens.

 

Après la mort d’Alexandre, la Palestine passe sous la domination :

 

  • Lagides d’Egypte. Le caractère théocratique de l’Etat juif est conservé en apparence, mais, dans la réalité, le grand prêtre et le Conseil tombèrent sous la dépendance d’un fonctionnaire royal.

 

  • Séleucide de Syrie. Au départ respect du particularisme juif, mais à partir de Antiochus IV, sa volonté d’étendre à la Palestine sa politique d’hellénisation, à l’instigation de la noblesse juive laïque et d’une partie de l’aristocratie cléricale, provoqua une révolte de la part du peuple (révolte des Maccabés). Cette révolte ne cessa qu’après la reconnaissance par Demetrius II de l’autonomie de la Judée, en 142 avant J-C. « La conséquence en fut que furent assimilés dans la conscience juive l’hellénisme et l’idolâtrie ou l’impiété. Le passage du royaume asmonéen (63 av J-C) sous la domination romaine après la prise de Jérusalem par les troupes de Pompée (63 av J-C), en attisant les tensions politiques, ne pouvait qu’accentuer le phénomène de rejet de la culture de l’occupant romain de nom, mais grec de fait. »

 

2). L’acculturation des Juifs de Palestine et de la Diaspora.

 

« Malgré ces luttes, l’hellénisation voulue pat les souverains macédoniens fut un succès : la langue et la culture grecques s’imposèrent dans les classes favorisées et au sein de l’intelligentsia juive, surtout à Jérusalem. Parmi les Juifs de la Diaspora, le grec fut souvent la seule langue pratiquée. »

 

En Palestine, le grec était devenu la langue des élites et il y avait des synagogues, à Jérusalem, réservées aux usagers de la langue grecque.

 

« Cette hégémonie ne fut pas vécue partout de a même façon. Certains la rejetaient totalement, en refusant de parler grec, la règle au sein du peuple, ou en ignorant délibérément les richesses de la littérature hellène (….) L’aristocratie laïque et sacerdotale l’accepta dans sa grande majorité parce qu’elle était l’instrument ou la marque du pouvoir ; et les intellectuels les plus modérés s’efforçaient de concilier leur judéité avec la culture de leur milieu ambiant. »

 

Par contre la communauté d’Alexandrie s’intégra parfaitement à la culture grecque tout en s’efforçant de préserver son identité. Une communauté bien organisée et habitant son propre quartier est attestée dès 300 av J-C. « Très vite, les juifs jouèrent un rôle important dans la vie économique et intellectuelle de la cité, et leur hellénisation fut si complète qu’ils finirent par perdre l’usage de la langue hébraïque. »

 

« L’histoire intellectuelle du judaïsme alexandrin a été marquée par deux faits majeurs :

 

  • La traduction de la Bible en grec. La traduction de la la Bible ds Septante fut commencée à Alexandrie sous le règne de Ptolémée II Philadelphe (285 - 246 av J-C) ; « Reconnue comme inspirée, elle devint le texte de référence de toutes les formes d’exégèse en langue grecque, jusqu’à ce que les Juifs, conscients de son rôle dans l’exégèse chrétienne, missent en place des traductions concurrentes. »

 

  • L’activité des philosophes Aristobule et Philon.

    • Aristobule, conseiller du roi Ptolémée VI (180 - 145 av J-C) était un philosophe péripatéticien et exégète auteur d’une Exégèse de la Loi mosaïque. « C’est chez lui que l’on trouve employé pour la première fois l’argument de l’emprunt des Grecs à Moïse, qui deviendra un thème polémique constant dans l’apologétique chrétienne. »

    • Philon. Son « oeuvre philosophique et exégétique représente le meilleur exemple de la fusion des deux cultures. Si Philon se voulait pleinement juif, il n’en adapta pas moins les doctrines juives aux conceptions philosophiques en cours , empruntant aux Grecs plusieurs de leurs doctrines, telle celle du Logos. (…) La méthode exégétique de Philon influença durablement la pensée chrétienne, depuis Clément et Origène jusqu’aux Pères cappadociens et au-delà. »

 

Malgré ces exemples d’intégration, « l’hostilité envers la culture grecque se maintenait même dans les milieux cultivés. Les Juifs d’Alexandrie suscitèrent une littérature polémique en langue grecque, qui adoptait les formes littéraires de la Grèce, mais qui n’en combattait pas moins violemment sa religion, sa philosophie et sa morale. » Il s’agissait pour eux de montrer l’antériorité du peuple juif, et donc la supériorité de sa civilisation.

 

3). La perception des Juifs par les Grecs : du « peuple de lépreux » au « peuple des philosophes ».

 

« Dans un premier temps, « les Grecs ne remarquèrent même pas les Juifs », (…). Mais il en fut autrement à partir des dialogues, quand la Palestine devint l’enjeu d’une lutte farouche entre les Séleucides de Syrie et les Lagides d’Egypte. Le premier auteur grec à s’intéresser au peuple juif fut Hécalée d’Abdère, un conseiller du roi Ptolémée Ier. »

 

A la même époque, Théophraste dans son ouvrage « Sur la Piété », parlait des Juifs comme d’un « peuple de philosophes », qui se consacrait aux discussions théologiques, au jeûne et à la prière.

 

Mais l’intérêt des Grecs semble s’être limité aux intellectuels. Par contre « la constitution d’une vaste diaspora et l’accroissement des communautés juives d’Alexandrie puis de Rome entraînèrent des tensions qui transformèrent du tout au tout l’image des Juifs chez les gentils. Le premier intellectuel païen à dénigrer systématiquement les Juifs fut Apollonios Molon, dans son traité « Contre les Juifs ».

 

« Les griefs adressés au peuple juif annoncent ceux qui seront faits aux chrétiens ; l’immoralité, le culte du ciel ou d’un âne, l’athéisme, l’anthropophagie rituelle, la misanthropie. »

 

4). Le christianisme, héritier du judaïsme hellénistique.

 

« C’est dans un tel milieu, judéo-hellénistique plus encore que juif, que naquit et se développa le christianisme. Et il semble hautement probable que Jésus ne connaissait pas le grec, il n’en demeure pas moins que la toute première littérature chrétienne fut rédigée en grec, à commencer par les Evangiles. (….) D’autre part, le rôle des juifs dit hellénistes dans la diffusion de la secte fut essentiel : ce sont eux probablement qui essaimèrent dès après l’exécution d’Etienne et la première persécution juive, vers 34 ; ils devinrent ainsi les premiers artisans de la séparation de l’Eglise et du milieu juif traditionnel. »

 

II. Le conflit religieux : la lutte contre le polythéisme.

 

1). La littérature apologétique chrétienne : les auteurs et les oeuvres.

 

« Si la première génération d’auteurs chrétiens fut celle de la diffusion de la bonne nouvelle, la deuxième, celle de l’instruction et de la parénèse (Discours moral, exhortation à la vertu dans la prédication ordinaire), la troisième génération fut celle de l’affrontement avec le paganisme » dont les écrivains furent qualifiés de Pères apologistes.

 

« Il est d’usage de faire remonter la tradition apologétique chrétienne au discours que Luc prête à Paul dans les Actes des Apôtres, dans la mesure où il contient en germe les principaux thèmes polémiques et protreptiques (discours qui exhorte) qui caractérisent le genre. » Dans la réalité la première apologie conservée est le « Kérygme » de Pierre vraisemblablement du début du IIe siècle (quelques fragments dans Clément d’Alexandrie et Origène). « La préservation des fragments dans le seul milieu alexandrin laisse supposer que l’ouvrage était particulièrement à l’honneur en Egypte, d’où il peut être issu. La religion des Grecs y est présentée comme une connaissance approximative de Dieu, opposée à la « connaissance achevée » des chrétiens. »

 

Plus tard, deux intellectuels chrétiens, Quadratus et Aristide présentent une apologie du christianisme à l’empereur Hadrien, lors d’un de ses séjours en Grèce.

 

Du texte de Quadratus, il ne reste que quelques fragments cités par Eusèbe.

 

Dans son Apologie, Aristide, philosophe athénien, divise l’humanité en quatre « races », les barbares, les Grecs, les Juifs et les Chrétiens. Il polémique tour à tour avec chacune des trois premières.

 

Le plus important des polémistes est Justin martyr. Il est né à Naplouse dans une famille païenne d’un père grec ou samaritain hellénisé. Il se forma aux diverses doctrines philosophiques avant de se convertir au christianisme à la suite de conversations qu’il aurait eues avec un vieillard chrétien. Devenu chrétien, il continua à garder le tribôn, le manteau des philosophes et partit pour Rome, où il fonda une école chrétienne. Cette école était fréquentée par des intellectuels formés à la paideia grecque (Tatien) et des gens du peuple (l’affranchi Evelpide, l’esclave phrygien Hiérax).

 

Il adresse deux apologies à l’empereur Antonin et au Sénat. La première entre 148 et 154 et la seconde entre 150 et 160. Le « Dialogue avec le Juif Tryphon » dans lequel il polémique contre le judaïsme est postérieur à la première apologie.

 

Il subit le martyr en tre 163 et 167.

 

« Justin est le premier qui développa cette idée qu’il existe un « christianisme naturel », qui n’est autre que la Raison universelle (le Logos) à laquelle même les païens ont accès, les meilleurs d’entre eux (Socrate, Platon ou Héraclite) étant pour ainsi dire des chrétiens avant la lettre. »

 

« Le Syrien Tatien fut l’un des disciples de Justin à Rome. Né en Mésopotamie d’une famille païenne, il parcourut le monde grec pour parfaire sa formation (….). Il devint rhéteur ou philosophe de profession : c’est vraisemblablement à Rome qu’il se convertit, avant d’y suivre les enseignants de Justin. Après la mort de son maître, il fonda à son tour une école à Rome. Puis il se sépara de la Grande Eglise pour créer sa propre secte, dite des encratites, vers 172. »

 

Deux ouvrages sont conservés de Tatien :

 

  • « Discours aux Grecs ». Il s’agit d’un réquisitoire très violent contre la culture grecque et l’hellénisme, à laquelle il oppose la « sagesse des barbares », c’est-à-dire les Ecritures juives et chrétiennes.

 

  • « Diatessaron ». Il s’agit d’un évangile concordant longtemps en usage dans l’Eglise syriaque.

 

Athénagore et Justin, furent les apologies qui témoignèrent le plus de bienveillance et de tolérance envers la philosophie et la science profane;

 

D’Athénagore, il reste deux ouvrages :

 

  • « Supplique au sujet des chrétiens ». Ecrit en forme de lettre ouverte aux empereurs Marc-Aurèle et Commode (177). Il défend ses coreligionnaires contre les accusations de meurtre rituel, d’inceste et d’athéisme qui étaient portées contre eux . Il dénonce aussi l’absurdité et l’immoralité des croyances païennes et tente de donner un fondement logique au dogme chrétien.

 

  • Un traité Sur la résurrection. Dans ce traité, il s’efforce de justifier rationnellement la croyance en la résurrection des corps.

 

Le dernier des apologistes grecs du IIe siècle est Théophile sixième évêque d’Antioche. Il est l’auteur d’une apologie du christianisme qu’il présente comme le compte-rendu de conversations qu’il aurait eues sur la doctrine chrétienne avec un païen cultivé du nom d’Autolykos. « Le fait qu’il fut évêque le situe en marge des autres apologistes, un peu comme une porte-parole officiel de l’Eglise d’Asie : aussi sa doctrine théologique (sur la Trinité, sur le Verbe) est-elle aux yeux de l’historien des religions d’une importance capitale. Quant à sa critique du paganisme et de la pensée païenne, elle est sans complaisance. (…..) Il ne témoigne d’aucune sympathie envers la culture grecque, qu’il condamne sans restriction. »

 

D’autres apologètes :

 

  • Ariston de Pella, auteur d’une ouvrage de controverse avec le judaïsme « Le Dialogue de Jason et de Papiscus ». Il aurait été l’une des sources du « Dialogue » de Justin.

 

  • Miltiade, rhéteur asiate.

 

  • Méliton de Sardes.

 

  • Hermias auteur de « La Satire des philosophies profanes.

 

  • Anonyme. « Epître à Diognète ».

 

2). Les buts de l’apologétique chrétienne.

 

L’apologétique chrétienne répondait à plusieurs buts :

 

  • Défendre les communautés contre les menaces de persécution, car la majorité des chrétiens redoutaient le martyre, rares étant ceux qui défiaient le pouvoir romain et allaient au devant de la mort consciemment.

 

  • Récuser les accusations dont ils étaient victimes : Meurtre rituel, anthropophagie, débauche, inceste, athéisme, refus de vénérer les dieux de l cité, incivisme, complot contre l’empire, refus de servir aux armées, de se marier, d’avoir des enfants.

 

  • Nécessité d’expliquer et de justifier la doctrine chrétienne. L’exposé de la théologie et de la morale chrétiennes se faisait en utilisant le discours de l’hellénisme, à la fois dans ses thèmes et ses modes d’expression. En effet, les intellectuels païens ont rejeté le christianisme alors qu’ils ont été plus tolérants envers le judaïsme.

 

  • L’exaltation du christianisme passait nécessairement par la critique du paganisme : c’est donc à une véritable remise en cause de la culture païenne que se sont livrés les apologètes, celle-ci étant ressentie comme le support idéologique.

 

3). La dénonciation de l’idolâtrie et de la représentation anthropomorphique.

 

Utilisation de différents arguments dans la lutte conte le paganisme :

 

  • Identification des dieux du paganisme aux idoles qui les représentent . « Les dieux se réduisent ainsi à n’être plus que vile matière, des ouvrages faits de mains d’hommes à partir de matériaux sujets à la corruption et à toutes sortes de transformations. (….) La seule réalité des dieux est donc leur apparence matérielle, tandis que les phénomènes surnaturels constatés par les foules autour des sanctuaires (apparitions et autres guérisons)relèvent de la simple illusion. »

 

  • Critique de l’anthropomorphisme. « Elle est directement issue de la tradition rationaliste grecque, qui n’avait guère manifesté d’indulgence envers l’image pitoyable que donnaient des dieux les poètes. (…) Ils soulignaient leur caractère fictif, leur immoralité, leur absurdité et même leur impiété. »

 

  • Concernant la transcendance, « c’est la doctrine platonicienne qui servira de base à l’argumentation chrétienne : Le Dieu véritable est le Dieu de l’être, tandis que les dieux du paganisme sont les dieux du devenir ; le Dieu véritable est le Dieu de l’immuabilité, tandis que les dieux du paganisme sont les dieux de l’altération, de la passion et même de la mort. »

 

4). La dénomination des Dieux païens.

 

Autre argument utilisé contre le paganisme. L’assimilation de ses divinités à des démons.

 

5). L’évhémérisme (Doctrine selon laquelle les dieux de la mythologie étaient des personnages humains divinisés après leur mort).

 

« Les nombreux récits des passions divines (amours et haines, vices et crimes, souffrance et mort) contribuaient à donner des dieux du paganisme une image tout à fait humaine, qu’accentuait encore le processus d’héroisation et même de déification de personnages ayant eu une existence historique ou considérés comme tels. »

 

« S’ils n’osaient guère s’en prendre au culte impérial (…) ils n’avaient aucune raison d’épargner ceux de leurs contemporains que la volonté du prince ou la gratitude des cités avaient divinisés. »

 

« Ce type de critique était familier au monde grec, qui en attribuait l’origine à Evhémère de Messine, un écrivain du IIIe siècle avant notre ère, dont « l’Inscription sacrée » (roman utopique perdu), racontait l’expédition imaginaire dans l’île de Panchaia. Là se trouvait une stèle où était gravé la geste des premiers rois du lieu : Kronos, Deux et les autres ; ainsi ces prétendus dieux n’étaient que des hommes morts. »

 

« En règle générale, les apologètes prirent garde de ne s’attaquer qu’à celles des divinités du paganisme qu’on appelait les héros, les « dieux terrestres » »

 

6). Le refus de l’allégorie.

 

« La fonction des apologistes n’était pas d’illustrer le christianisme par des oeuvres capables de concurrencer les productions païennes, ni a fortiori de transmettre à la postérité des monuments qu’elle pût juger dignes d’être conservés, mais de combattre pied à pied les préjugés d’une société hostile en opposant aux absurdités et aux impiétés du paganisme les beautés et les vérités supérieures de la doctrine chrétienne. »

 

III. Le conflit culturel : Paideia grecque et philosophie barbare.

 

1). L’assimilation de la culture grecque au paganisme.

 

« Une des impressions majeures que donne la lecture des apologies est que le conflit entre chrétiens et païens est autant culturel que religieux (…) C’est que la culture grecque (la paideia), essentiellement d’ordre littéraire, s’identifiait alors totalement au paganisme. (….) Car si pour nous Homère et Hésiode sont avant tout des poètes, pour un Grec, ils étaient les premiers théologiens, ceux qui avaient fixé le système de croyances et de représentation des dieux. (….) Or, c’était dans les textes homériques, et plus généralement dans ceux des anciens poètes, que les jeunes enfants apprenaient les lettres, c’était par leur commentaire qu’ils se forgeaient leur esprit critique et leur sens esthétique. Il était en conséquence quasiment impossible à un intellectuel chrétien de les accepter sans réserve. »

 

Les ouvrages philosophiques encouraient la même suspicion car ils présentaient aux yeux des chrétiens une autre forme de paganisme, plus élaborée, mais fondamentalement identique à la « théologie » des poètes. C’était donc l’ensemble des productions de la culture grecque qui encourait l’accusation d’impiété, au point que les termes « grec » et « païen » en vinrent à devenir équivalent.

 

2). La lente conquête de l’hellénisme : Progrès et revers de l’acculturation.

 

C’est par le biais de l’hellénisme que la première communauté chrétienne se fit entendre, dès le début du IIe siècle, alors que les porte-paroles des Eglises « étaient des intellectuels de profession, souvent des maîtres de philosophie ou des rhéteurs. » (philosophe étant pris dans le sens actuel d’intellectuel).

 

Une des revendications chrétiennes était que le christianisme figurât parmi les philosophies. « D’une part, cela devait mettre les chrétiens à l’abri des persécutions au nom de la liberté de parole ou de pensée qu’on accordait (très régulièrement) aux philosophes, pourvu qu’ils ne créassent pas de scandale. Ensuite, puisque le christianisme se prétendait la vraie sagesse, le « philosophe » par excellence ne pouvait être que le chrétien. (….) Le christianisme en créant ses propres écoles, se mit lui-même à l’école de la philosophie. »

 

Mais certains intellectuels chrétiens ont refusé de jouer le jeu de l’acculturation. Tertullien dans son « Apologeticum » oppose le philosophe « disciple de la Grèce » et le chrétien « disciple du ciel. » Il déconseille le métier d’enseignant aux chrétiens, parce que c’est, dit-il, la profession la plus exposée à l’idolâtrie. »

 

« Les plus farouches adversaires de la culture grecque se recrutaient généralement dans les milieux populaires, chez ceux qui n’avaient pas été éduqués dans la paidea. S’y joignaient les habitants des provinces les moins hellénisées (ou romanisées selon le cas). (…) Les uns revendiquaient fièrement leur identité barbare, éventuellement par le biais d’une production littéraire en langue vernaculaire, les autres valorisaient volontiers l’inculture, présentant la foi et la charité en contre-valeurs de la paidea grecque et faisant de la simplicité du style, un critère de vérité. »

 

Mais aussi importance des choix théologiques. Les milieux gnostiques « très sensibles à la tentation syncrétique, firent la part belle aux doctrines grecques, et en particulier au platonisme, dont le dualisme se conciliait assez aisément avec le leur. »

 

3). De la primauté des actes à la valorisation de l’inculture.

 

« Les chrétiens cultivés souffraient beaucoup du préjugé païen selon lequel leurs communautés n’étaient composées que d’êtres frustres, voire d’imbéciles. Ce rejet de la part de ceux qui formaient l’élite intellectuelle de l’Empire entraîna en retour une contestation des valeurs qu’ils représentaient. Elle prit la forme d’une valorisation de l’inculture et d’une contestation parallèle des produits de la culture.

 

« La valorisation de l’inculture passait par une réhabilitation des actes par rapport aux discours. »

 

4). Révélation divine et spéculations humaines.

 

Autre argument des chrétiens contre le paganisme. « La révélation (dont la marque était la simplicité) était supérieure à la spéculation (dont la marque était la sophistication), d’abord en ce qu’elle émanait de Dieu lui-même, ensuite parce qu’elle apportait une réponse globale là où les philosophies ne fournissaient que des réponses partielles. La révélation servait donc de substitut à la culture et le chrétien éclairé par Dieu, jouissait par une grâce divine des lumières refusées aux plus savants des païens. En conséquence, l’apport intellectuel et culturel de l’éducation profane devenait parfaitement inutile. (…) Cette attitude que l’on peut qualifier d’obscurantisme, ne faisait pas toutefois l’unanimité. Et il s’est trouvé des intellectuels chrétiens pour soutenir que la culture était une condition nécessaire à une parfaite compréhension des Ecritures, instruments de la révélation. »

 

5). L’ambiguïté de l’attitude chrétienne face à la littérature.

 

Bien que réputés inutiles voire dangereux, les arts n’en étaient pas pour autant méprisés ou proscrits. Par exemple dans la littérature, si les écrivains grecs étaient souvent pris à partie à cause de l’idéologie païenne véhiculée, ils n’en étaient pas pour autant rejetés.

 

Mais certains genres étaient plus rejetés que d’autres :

 

  • Le théâtre, parce qu’il mettait en scène la vie de faux dieux, ou qu’il proposait des représentations qui pouvaient blesser la pudeur ou éveiller des passions malsaines.

 

  • Les poèmes érotiques ou les romans d’amour, qui séduisaient les femmes par « l’appât de leurs mensonges et les incitaient à l’adultère.

 

« Ce mélange de rejet et de fascination à l’égard des oeuvres littéraires du paganisme se combinait à un refus de la littérature pour la littérature. Il s’exprimait entre autres par le renoncement proclamé (de plus ou moins bonne foi à la qualité rédactionnelle. (….) Le discours « novice » apparaît ainsi comme le langage de Dieu, accessible non pas à l’intelligence, mais au coeur et à l’esprit. A l’inverse, l’habileté est présentée comme artificielle, voire artificieuse. »

 

6). … Aux arts plastiques, à l’architecture, à la musique.

 

« Chez les chrétiens, l’interdiction biblique de représenter les êtres vivants conservait de sa force, ce qui explique que la peinture et surtout la sculpture, même en dehors de leur éventuel aspect cultuel, aient été prises à partie par les apologètes, avec plus ou moins de violence, selon le cas : qu’il s’agisse de Tatien, d’Athénagore, de Tertullien, ou même de Clément, chez tous, elle est intimement associée soit à l’idolâtrie, soit à la débauche et au vice. Il en va de même pour l’architecture religieuse, dont l’objet n’était autre que de rendre hommage à des « homes morts » (….) Même la musique ne trouvait pas grâce aux yeux des moins tolérants des censeurs chrétiens, qui lui reprochaient d’être liée à l’érotisme, à la violence, aux divertissements profanes et aux célébrations religieuses du paganisme. »

 

Mais « la condamnation des arts profanes n’empêchait nullement l’admiration de la beauté formelle des oeuvres. »

 

7)…. Et aux sciences exactes.

 

« Les différentes sciences apparaissent chez les intellectuels chrétiens sous un jour plutôt favorable : en premier lieu la physiologie et la médecine, mais aussi la cosmographie, la zoologie, la botanique et l’histoire. »

 

« Mais si l’on trouve éparses chez les auteurs chrétiens de nombreuses observations d’ordre scientifique, il faudra néanmoins attendre la fin du IVe siècle ou le début du Ve pour voir apparaître le premier ouvrage scientifique chrétien, à savoir le « De Natura hominis » de Némésius d’Emèse. »

 

IV. Le conflit social : les chrétiens face à la société païenne.

 

1). Une société pervertie à l’image des ses dieux.

 

« La critique de la mythologie occupait (….) une place considérable dans l’argumentation des polémistes chrétiens contre le paganisme. Mais certains d’entre eux poussèrent la critique beaucoup plus loin en suggérant que les mythes, dont l’immoralité les révoltait, étaient une véritable école d’impiété, et que le but de leurs auteurs n’était autre que de justifier les moeurs perverses du paganisme. Ne constataient-ils pas chez leurs contemporains les mêmes vices que ceux que la tradition poétique attribuait à ses dieux : l’homosexualité, l’adultère et la débauche, le vol et le meurtre ? Tout au plus admettaient-ils que s’y ajoutaient des vices spécifiques aux humains, qui étaient la marque même de la société païenne : l’exposition des nouveaux-nés, l’avortement et la prostitution, contre lesquels ils menèrent le plus farouche des combats. »

 

Mais il faut faire la part de l’exagération et de la polémique dans le tableau « qu’ils dressent des moeurs de leurs adversaires, et ne pas imaginer la société païenne à l’image de ce qu’ils en disaient. (…) Les multiples dénonciations de l’immoralité païenne servait aussi à faire ressortir par contraste l’innocence et la pureté des chrétiens. En effet, non seulement le tableau des moeurs païennes accompagne le plus souvent celui des moeurs chrétiennes dans une forme de typique, mais la conversion au christianisme, qui est avant tout un acte religieux, est généralement présentée comme étant aussi une « conversion » (anastrophè) morale, c’est-à-dire une transformation radicale de son genre de vie. »

 

2). La fréquentation des païens et le problème posé par la vie quotidienne.

 

« Le christianisme, contrairement au gnosticisme, n’a jamais ni condamné, ni rejeté la société civile « en bloc » ; bien au contraire, la Grande Eglise s’est toujours tenue éloignée des excès propres à certains courants marginaux de type apocalyptique, qui annonçaient comme prochaine, et même espéraient, la fin de la nouvelle Babylone. »

 

« Le cas des spectacles du cirque est plus complexe. Tout concourait à leur condamnation par les chrétiens : leur violence, leur immoralité leur inclusion dans des fêtes païennes, et aussi le fait qu’ils étaient liés dans la conscience collective des chrétiens au martyre de leur coreligionnaires. Mais cette condamnation était surtout le fait de la hiérarchie et des intellectuels qui lui servaient de porte-parole, et elle trouvait, semble-t-il, relativement peu d’écho parmi le petit peuple chrétien. »

 

« S’excluant eux-mêmes d’une part notable de la vie civile, qu’ils jugeaient contraire aux prescriptions évangéliques, les premiers chrétiens avaient-ils conscience de former une « nouvelle race », selon l’expression de certains d’entre eux ? Cela est tout à fait vraisemblable, si l’on prend en compte non seulement les accusations de particularisme ou d’isolationnisme lancées par le public païen, mais encore le discours chrétien sur l’originalité absolue de l’enseignement moral et théologique de l’Eglise, sur l’universalisme et le dépassement du clivage traditionnel entre Grecs et barbares, sur la conversion comme une transformation radicale de son mode de vie et de pensée. Mais cette conscience profonde d’une identité nouvelle fondée sur l’Evangile ne faisait pas des chrétiens, pour autant que nous le sachions, des asociaux, étrangers à la cité qu’ils habitaient. »

 

V. Le conflit intellectuel : la polémique contre les écoles philosophiques.

 

1). De la polémique contre les philosophes à la polémique contre les philosophies.

 

« La polémique contre la philosophie, alliée objective du paganisme, est très présente dans l’oeuvre des apologistes. (…) Le débat peut se personnaliser et prendre les couleurs de la médisance et de la calomnie. Ne croyons pas toutefois qu’en cela les chrétiens innovaient : ils ne faisaient que reprendre avec la plus parfaite mauvaise foi les accusations et les ragots qui circulaient dans les controverses opposant les différentes écoles entre elles. »

 

« Plus généralement, les apologistes dénoncent l’avarice des maîtres de philosophie contemporains, ainsi que leurs mauvaises moeurs, qu’ils n’hésitaient pas à mettre en rapport avec les doctrines qu’ils professent. Mais en règle générale, c’étaient les doctrines, et ,non les hommes qu’attaquaient les polémistes. L’argument le plus souvent avancé était celui de la dissonance. Les apologètes raillaient abondamment les désaccords des philosophes entre eux, voyant dans cette dysharmonie la preuve de leur erreur.»

 

2). La hiérarchisation des doctrines.

 

« Chez Justin comme chez tous ceux des apologètes qui n’étaient pas profondément hostiles à la pensée grecque, les philosophies n’étaient pas erronées ou coupables au même degré. Il existe de fait chez les polémistes chrétiens une hiérarchie dans les philosophies. (…) Les doctrines qui encouraient la plus forte réprobation étaient évidemment celles qui professaient l’athéisme (…) au premier rang d’entre elles, l’épicurisme, qui considérait les dieux comme des êtres composés, leur refusant du même coup ,toute forme de transcendance, et qui niait leur action dans le monde au profit du seul hasard. »

 

« Les cyniques (pour leur part) étaient présentés comme indifférents à la vertu et avides d’argent, et leur souci de provocation passait pour de l’immoralité. »

 

Le stoïcisme et l’aristotélisme occupent une place médiane dans cette hiérarchie .

 

« Les critiques portées contre le stoïcisme concernent surtout trois doctrines : l’immanence de Dieu dans la matière (parfois considérée comme une divinisation pure et simple des éléments) ; le déterminisme absolu (dont les chrétiens négligent de dire qu’il se confond avec une forme de providentialisme) ; et enfin le perpétuel retour des choses. Néanmoins, le stoïcisme trouva une certaine grâce aux yeux des chrétiens parce qu’il avait su développer une morale jugée tout à fait digne de celle du Christ. »

 

« A l’aristotélisme, les chrétiens imputent trois doctrines qu’ils jugent également condamnables : la conception d’un Dieu composé, la limitation de la providence au monde supra lunaire et la négation de l’immoralité de l’âme ; s’y ajoute une éthique matérialiste, qui fait des péripatéticiens des maîtres particulièrement avides d’argent. »

 

Le platonisme est lui aussi attaqué. On lui impute « la croyance en la métempsycose, qu’il partage avec le pythagorisme et Phérécyde, la doctrine de l’éternité du monde, posée comme un principe coéternel à Dieu, et surtout la multiplication des entités divines, qui transforme un (mono-)théisme fondamental en une forme bien spécifique de polythéisme. »

 

3). Les causes de l’ignorance : un complot de Satan ?

 

« La perte de la vérité première, dans la pensée des apologètes, n’est pas essentiellement le fruit d’une faute humaine, mais celui de l’action des démons. Ce sont eux qui s’efforcent de brouiller la gnose originelle en répandant de fausses doctrines, qu’il s’agisse des hérésies, ivraie semée au milieu du bon blé, des doctrines philosophiques, instillées par le Malin dans les esprits humains, ou des religions polythéistes, dont le rôle est de voiler la vérité du christianisme en multipliant les faux dieux comme autant de contrefaçons. Il existe donc contre le christianisme un véritable complot dont l’initiateur est Satan, et dont les instruments sont tantôt les prophètes des fausses religions, tantôt les pervers qui dénaturent la vraie doctrine ou la persécutent.

 

VI. Entre l’appropriation et l’allégeance.

 

1). L’appropriation des doctrines païennes et sa théorisation.

 

« La meilleure preuve que les chrétiens ne condamnaient pas la pensée grecque dans son ensemble comme un simple produit du paganisme est qu’ils s’efforcèrent de la récupérer, ou plus exactement de se l’approprier. L’Eglise pouvait en effet difficilement nier que le monde grec n’avait pas attendu la naissance du christianisme pour postuler un Dieu unique et transcendant. »

 

2). Les thèses fermées : plagiat et contrefaçon.

 

« Certains intellectuels chrétiens, hostiles à l’idée d’une parenté naturelle entre la doctrine chrétienne et la pensée païenne, ne voyaient dans les similitudes qu’ils constataient que le produit de l’imitation ou même du plagiat. »

 

Cette thèse avait été empruntée « aux polémistes juifs, qui tiraient de la plus grande ancienneté des écrits bibliques la preuve de l’emprunt. Elle s’accompagnait chez les auteurs chrétiens de la revendication de l’héritage juif. (…) L’emprunt toutefois, n’était pas toujours fidèle. Souvent les plagiaires mésinterprétaient l’enseignement qu’ils avaient reçu jusqu’à le rendre méconnaissable. Ou bien encore, c’était le Démon qui leur suggérait des doctrines à l’imitation de celle du Christ, mais perverties, pour égarer ceux qui en prenaient connaissance et causer leur perte. »

 

3). Les thèses ouvertes : du vol de l’ange à l’inspiration partielle.

 

« Il existe une variante de la thèse de l’emprunt, beaucoup plus favorable à la pensée grecque : c’est celle du vol de l’ange, selon laquelle Dieu aurait permis qu’une puissance céleste, ange ou démon, espèce de Prométhée christianisé, dérobât aux pères supérieures une part de la gnose véritable pour en faire don aux mortels.

 

« A peine plus favorable à la pensée grecque est la thèse de la connaissance par conjectures. Certes, elle admet que certains des penseurs du paganisme ont pu s’approcher de la vérité, mais dans la mesure de leurs moyens, tout humains, et sans jamais la saisir, puisqu’elle est au-dessus de toute connaissance rationnelle. La connaissance vraie, c’est-à-dire la gnose, ne peut-être que le fruit d’une révélation, tandis que la réflexion humaine s’achoppe à l’imperfection de notre entendement. Et s’il peut arriver que certains philosophes ou même des poètes soient parvenus à la vérité, c’est quasiment par le fait du hasard.  (….) Si cette dernière thèse témoignait de la méfiance des chrétiens envers la réflexion personnelle, elle pouvait aussi s’allier à la reconnaissance d’une certaine forme d’inspiration chez les meilleurs des philosophes païens. Cette position moins rigoureuse est généralement qualifiée de théorie de l’inspiration partielle. Elle repose sur une identification implicite de la rationalité avec la raison universelle, qui est le Verbe de Dieu : toute démarche intellectuelle fondée sur la raison est susceptible d’atteindre le Logos, qui est Vérité ; le seul obstacle en est la faiblesse de l’esprit humain, qui est incapable de s’élever assez haut par lui-même pour atteindre ce but. »

 

4). Les « sciences propédeutiques ».

 

Clément et Origène « voient dans la culture profane une véritable propédeutique (science qui prépare à une étude plus approfondie) (le mot est d’Origène) à l’acquisition de la science céleste. »

 

Pour sa part, Tertullien jugeait que la culture générale était indispensable à la formation du jeune chrétien. Il acceptait les études profanes « comme un mal inévitable. »

 

« Chacun d’entre eux était parfaitement conscient que les jeunes chrétiens ne vivaient pas être privés de la richesse culturelle dispensée dans les écoles, et que l’élite chrétienne devait nécessairement pouvoir disposer des mêmes armes et atouts que sa correspondante païenne. (….) C’était donc avec la plus grande prudence que le jeune chrétien devait aborder les textes profanes, sous peine de tomber soit dans l’hérésie (considérée comme une immixtion de doctrines païennes au sein du dogme chrétien), soit dans le paganisme. »

 

5). La diversité des opinions des Pères sur la question culturelle.

 

« La diversité des opinions soutenues par les différents écrivains chrétiens sur la question culturelle (….) donne l’impression que les polémistes font feu de tout bois, à la fois pour réfuter le paganisme et le tenir à distance, et pour en récupérer ce qui paraît utile à leurs propres spéculations ou au combat qu’ils mènent contre. »

 

C’est pourquoi les premiers intellectuels chrétiens étaient déchirés entre leurs convictions religieuses et l’amour et le respect qu’ils portaient à la culture qui avait formé leur jeunesse. « C’était souvent de médiocres adversaires ou une hiérarchie frileuse qui les plaçaient devant un choix impossible. (….) C’est déjà, le conflit des intellectuels avec la hiérarchie ecclésiastique, et une préfiguration de l’affrontement entre l’obscurantisme, représenté par les moines fanatisés, et les lumières, qu’elles fussent celles jetées par une philosophie mourante ou celles des plus sages des chrétiens. »

 

6). L’intégration des doctrines et des méthodes philosophiques.

 

Les intellectuels chrétiens ont très vite compris qu’ils ne pouvaient pas vivre séparés de l’Empire romain et de sa culture, et l’élite intellectuelle chrétienne « mena un dialogue permanent avec la pensée païenne , fait d’affrontements et d’influences réciproques (…) Le christianisme exerça lui aussi une influence sur la pensée païenne, sensible dès la seconde moitié du IIe siècle. »

 

« L’école qui a le plus profondément influencé l’intelligentsia chrétienne est sans aucun doute le moyen-platonisme. Ce courant est représenté, aux deux premiers siècles de notre ère, par Plutarque, Albinos et Alcinoos, Atticos, Maxime de Tyr, Galien, Numénius d’Apamée, et chez les Latins par Apulée ; il se caractérise par des traits syncrétiques marqués, dans lesquels le stoïcisme et l’aristotélisme jouent un rôle prédominant. »

 

« Aux autres écoles, l’intelligentsia chrétienne est somme toute assez peu redevable. Au cynisme, elle emprunta un mode de vie qui était alors devenu commun à tous ceux qui se réclamaient de la vie philosophique ainsi qu’une méthode de propagande. Quant à l’aristotélisme, s’il ne joua pas dans ces temps anciens le rôle qui fut celui du platonisme et du stoïcisme, il exerça lui aussi une certaine influence sur la théologie chrétienne à travers quelques notions qui étaient d’ailleurs devenues communes à l’ensemble de la pensée philosophique, comme celles d’energeia et de dumanis, d’eidos et de Hulè, de kinésis divine. »

 

Autre domaine où l’influence de l’hellénisme a été importante est celui de l’exégèse. « Le commentaire dans la tradition juive était essentiellement typologique ou moral (….) En revanche, le judaïsme hellénistique avait développé une autre forme d’exégèse, de type allégorique. (….) L’école chrétienne d’Alexandrie, sous l’influence de Philon, utilisa largement ce type d’exégèse, cherchant à dépasser la lettre des Ecritures au profit du sens caché. »

 

7). Syncrétisme et « fonds commun » de la philosophie.

 

« Il est souvent bien difficile (et vain) de chercher à identifier la provenance de telle ou telle doctrine philosophique présente chez les Pères. » Les grandes écoles s’influençaient l’une l’autre et puisaient librement dans un fonds commun que ce soit pour le vocabulaire, la problématique ou une imagerie commune.

 

8). Le problème de l’influence de la pensée grecque dans l’élaboration du dogme.

 

« L’influence de la pensée grecque ne se limite pourtant pas à l’emploi d’une imagerie, d’une problématique ou d’une méthode. L’emprise de l’une ou l’autre (…) peut avoir été assez profonde pour que l’on puisse soutenir que le message chrétien en a été transformé. »

 

Dans le domaine de la christologie, plusieurs spécialistes « ont mis en avant le caractère non juif, et en conséquence « hellénique » de la reconnaissance du caractère divin d’un homme ayant eu une existence historique (fût-il le Messie). Le thème de l’homme divin, du theios aner, et en effet constant dans la littérature et la pensée grecques. (…..) En revanche il paraît plutôt étranger au judaïsme traditionnel (….) La reconnaissance de la divinité de Jésus serait en conséquence difficilement concevable dans l’esprit de ses premiers disciples, juifs parmi les juifs. »

 

Le dogme de la naissance virginale est connexe. Selon certains spécialistes, il n’apparentait pas à la prédication primitive.

 

9). L’adaptation « pédagogique » du dogme chez les premiers Pères.

 

« Le plus souvent (…), il ne s’agissait que d’exposer la doctrine d’une façon qui fut compréhensible selon les critères de la pensée grecque, de la « rationaliser » ».

 

« Outre le fait que la plupart des apologistes ne mentionnent même pas le nom de Jésus et ne font que de brèves et obscures allusions à l’incarnation, ils présentent la doctrine sous un jour propre à la rendre acceptable au public païen, passant sous silence certains dogmes, en exprimant d’autres avec le langage et selon les principes de la philosophie (….) Cet effort d’adaptation ne doit aucunement être considéré comme un reniement, dans la mesure où les apologistes prennent bien garde de ne pas s’éloigner de la norme de l’enseignement de l’Eglise. »

 

« L’action de la philosophie grecque sur les intellectuels chrétiens doit donc être située entre ces deux pôles : celui de l’influence du milieu ambiant, qui fournit des images, des thèmes et des schémas intellectuels, et colore une pensée qui ne cesse pas pour autant d’être profondément chrétienne ; celui de la sujétion, qui fait qu’un auteur chrétien se laisse entraîner comme malgré lui dans une position qui n’est guère justifiable au seul vu de la tradition scripturaire. »

 

VII. La naissance d’une culture et d’un art chrétiens.

 

1). Le modèle littéraire grec : genres et références culturelles.

 

« Il n’exista pas de véritable école chrétienne de formation générale jusqu’à la chute de l’Empire. En conséquence, les écrivains chrétiens des premiers siècles, quel que fut leur milieu d’origine, furent éduqués dans des écoles païennes, dont la base de l’enseignement était la littérature. (…) Ils usèrent en conséquence des formes littéraires grecques. »

 

Mais inspiration vue aussi de la littérature païenne : Platon, Hérodote, Diodore de Sicile, Ctésisas, Homère

 

De plus ils n’ont pas hésité à reprendre des figues païennes, dieux, héros, personnages semi-divins (Hercule, Hermès, Asklépios, Orphée)

 

2). L’élaboration d’une langue chrétienne.

 

« Placés devant la nécessité d’expliquer et de formuler une doctrine tout à fait étrangère au monde culturel qui était le leur, les premiers écrivains chrétiens durent créer des outils linguistiques nouveaux. » Il ne s’agissait pas d’inventer « mais de détourner de son sens un vocabulaire existant pour lui donner une signification nouvelle, capable de rendre compte de réalités sémantiques nouvelles (…) Cet enrichissement, ou ce détournement, de la langue originelle s’appuyait en partie sur l’effort d’adaptation et de création qui avait été celui des Septante plusieurs siècles auparavant et qu’avaient prolongé les rédacteurs néotestamentaires. »

 

« Il n’y a pas de langue chrétienne au sens propre, (….) mais un emploi de la langue commune (….) enrichie d’un vocabulaire nouveau adapté à de nouvelles réalités théologiques, liturgiques, sociales et même géographiques, et parfois alourdie de tournures sémitiques dérivées de la Septante ou des écrits néotestamentaires. »

 

« Les premiers théologiens latins, au premier rang desquels il faut ranger Tertullien, créèrent un vocabulaire spécialisé en partie par traduction (…) en partie par dérivation sémantique, le mot prenant un sens nouveau par métaphore. »

 

3). L’élaboration d’une culture chrétienne.

 

« L’idée qu’il puisse exister une éducation proprement chrétienne remonte pour le moins à Clément de Rome, qui prônait déjà une « éducation dans le Christ » (….) Le Christ jouant pour les chrétiens le rôle « pédagogique » qu’avait joué Moïse pour les Hébreux par l’intermédiaire de la Loi (…) Les deux Clément avaient sans doute à l’esprit un double type d’éducation : d’abord, une formation morale, dont la responsabilité incombait essentiellement à la famille ; puis une formation doctrinale et spirituelle, pour laquelle les catéchètes et les didascalies prenaient bien vite le relais des parents. Cette formation se voulait totalement différente de l’éducation païenne, à la fois dans sa forme et dans ses valeurs. (….) Toutefois, quand la catéchèse se doubla d’un véritable enseignement chrétien, celui-ci prit la forme de l’école philosophique grecque. »

 

Ces différentes écoles, dont les cours étaient gratuits et publics, qui se créèrent étaient indépendante de la hiérarchie et leur enseignement consistait essentiellement en une étude et un commentaire des Ecritures « quel que fut le type d’exégèse pratiqué, typologique et moral, à la manière des rabbins, ou allégorique, à la manière grecque. » L’instruction dispensée n’avait pas vocation à remplacer l’enseignement traditionnel, et ne pouvait en aucun cas se substituer à lui.

 

« Les chrétiens mirent beaucoup moins de temps à se créer une littérature. Outre les textes fondateurs, bien vite sacralisés sous le nom d’Ecritures, les communautés s’appliquèrent à la conservation des oeuvres qu’elles avaient produites, non seulement celles qui pouvaient servir à la catéchèse et à la liturgie, mais aussi les premières apologies ou les ouvrages de controverse. »

 

4). La genèse de l’art chrétien.

 

Les chrétiens ont exprimé leurs besoins esthétiques dans deux domaines principaux :

 

  • Les arts plastiques. Ils sont liés au développement d’une architecture religieuse et à la création d’objets distinctifs.

 

  • La musique. Elle est liée à l’élaboration d’un rituel. Leurs instruments familiers sont la cithare et l’aulos grec, l’utilisation de la flute ou du psaltérion étant incertaine. Concernant les hymnes ce furent au début celles de la Septante, avant la création de leurs propres hymnes, dont les premières sont intégrées à l’Evangile de Luc (Magnificat, Benedictus, Gloria, Nunc Dimittis). « Ces hymnes ne suivent pas les règles métriques propres à la poésie hellénique mais obéissent à celles du verset. »

 

Mais dans ces deux cas, ils se montrèrent tributaires du modèle grec.

 

« Parler de refus de l’art grec serait une aberration. L’un des exemples les plus marquants est celui des représentations figurées. La Bible était sans équivoque : nul n’avait le droit de faire d’images d’êtres vivants. Mais le judaïsme hellénistique s’était habitué à utiliser les représentations d’animaux et même d’êtres humains, et les chrétiens vivaient dans des cités et fréquentaient des lieux publics que peintures et sculptures contribuaient à embellir. Ce qui choquait, c’était le caractère idolâtre ou obscène de certaines représentations, et non le fait que soient représentés ou imités les ouvrages du créateur. »

 

« Les chrétiens s’approprièrent l’art des païens au sein même de leurs lieux de culte, privés ou publics. Il a longtemps été admis que les intellectuels chrétiens et la hiérarchie épiscopale étaient profondément hostiles à toute représentation imagée de la divinité, tandis que le peuple se laissait aller à de coupables déviances en multipliant les images de culte, en particulier dans les catacombes. »

 

Apparition des premières manifestations de l’art figuré chrétien au début du IIIe siècle (peintures de la catacombe dite de Calliste). « Si l’on peut noter l’absence de toute représentation de Jésus, de Marie et des apôtres, les « héros » chrétiens y prennent l’apparence de bergers, de philosophes ou de pêcheurs. »

 

L’église de Douras-Europos, détruite par les Perses en 256, contient quelques vestiges de fresques représentant Adam et Eve, David et Goliath, le Bon Pasteur, la Samaritaine, la guérison du paralytique, Pierre marchant sur les eaux, la visite des saintes femmes au tombeau.

 

« Ce premier art chrétien apparaît donc comme une continuation de l’art païen, et non comme une rupture, les sujets étant tantôt empruntés à l’iconographie païenne, tantôt proprement bibliques. Les motifs décoratifs des monuments funéraires étaient les mêmes que dans l’art païen : végétaux (fleurs, treilles), animaux (oiseaux, poissons, dauphins) ou humains (amours). »

 

« Saisis par le besoin d’affirmer leur identité, les premiers chrétiens cherchèrent à se créer une culture et un art qui leur fussent propres. Cela se fit par la différenciation d’avec le judaïsme et son mode de pensée et d’expression, en premier lieu parce que c’était du judaïsme qu’ils venaient, et q’ils devaient nécessairement se couper de leurs racines pour acquérir une existence autonome, ensuite parce que, tournant leur mission vers un monde empreint de la culture grecque, ils durent pour reprendre une expression de Clément, « se faire Grecs à cause des Grecs ». C’est donc l’universalisme qui vainquait la judaïté, et en ce sens, Paul est bien le fossoyeur du judaïsme, lui qui inaugura la mission chrétienne vers le monde des gentils. »

 

B. Les débuts de la littérature latine chrétienne. (Jacques Flamant)

 

Manque de renseignements sur le débuts de la littérature latine chrétienne en occident car les premiers chrétiens parlaient grec. « Cependant, il ne fait pas de doute que le christianisme, se répandant très vite dans les couches de la population qui ne parlait que latin, a commencé, peut-être dès le milieu du IIe siècle, à donner naissance à des écrits de langue latine. »

 

I. Tertullien.

 

1). Vie.

 

Les dates de sa naissance et sa mort sont incertaines, mais on estime sa naissance dans les années 160. Ses premiers écrits conservés « l’Ad nationes »et « l’Apologeticum » sont datés de 197.

 

Il est le fils d’un centurion païen de la cohorte proconsulaire. Il fait de solides études de rhétorique, de philosophie et de droit. Il aurait été avocat à Rome.

 

Il se convertit au christianisme vers 193 et s’établit à Carthage où il se consacre entièrement à la défense de la foi chrétienne.

 

« Il écrit toujours avec la violence d’un polémiste, il est parfois injuste mais toujours percutant. Défenseur acharné de la Vérité que sa conversion lui a fait découvrir, il manque souvent à la charité. »

 

Vers 207, ralliement au montanisme dont il devient alors un ardent défenseur. « Son intransigeance semble l’avoir conduit à se brouiller avec les dirigeants de la secte et à constituer sa propre école. »

 

Plus d’informations sur lui après 220.

 

2). Oeuvre.

 

Elle se divise en trois parties :

 

  • Les oeuvres apologétiques. L’Ad nationes (Contre les païens) « est une violente critique de la religion et de la morale des païens. » Par contre l’Apologeticum est « censé s’adresser aux gouverneurs qui persécutent les chrétiens : c’est le chef-d’oeuvre de l’apologétique chrétienne. Tertullien y démontre le caractère absurde , contradictoire et vainement cruel de la persécution. » Il est aussi l’auteur d’un Adversus Judeos invitant les Juifs à renoncer à l’ancienne Loi pour adopter la loi d’Amour du Christ.

 

  • Les ouvrages doctrinaux.

    • Le De praescriptione haereticorum, applique à la lettre une procédure typiquement romaine contre les hérétiques. « Il se fonde sur deux affirmations. 1. Le Christ a chargé les apôtres et eux seuls de prêcher la foi ; 2. Les apôtres ont transmis ensuite cette charge aux communautés instituées âr eux. Quiconque se situe en dehors de ces communautés et en rejette la doctrine n’est pas habilité à soutenir ses thèses. Donc il n’est pas nécessaire de les réfuter. »

    • Adversus Marcionem « démontre contre l’hérésiarque l’identité du Dieu bon et du Dieu créateur, et l’accord de fond entre l’Ancien et le Nouveau Testament, ce qui détruit les conceptions de Marcion relatives au remaniement des livres du Nouveau Testament. »

    • Adversus Valentinianos, s’appuie sur Justin pour condamner la secte.

    • Adversus Hermogenem, qui défend la doctrine chrétienne de la création contre les « élucubrations gnostiques.

    • Le Scorpion, qui affirme la valeur du martyre (montanisme) contre les critiques valentiniennes.

    • De carne Christi (v 210), qui réfute le docétisme gnostique par l’affirmation de la réalité de la chair du Christ.

    • Le De carnis resurrectione, qui défend contre les gnostiques la résurrection de la chair.

    • Le De baptisme (v 200), qui défend le baptême chrétien contre les caïnites.

    • L’Adversus Praxeam (entre 213 et 217). « Praxéas, originaire d’Asie, était venu à Rome puis à Carthage défendre le monarchianisme et sa conséquence, le patripassianisme (le Père aurait souffert sur la croix puisqu’il ne fait qu’un avec le Fils. Contre cette erreur, Tertullien élabore la première doctrine chrétienne de la Trinité (il est le premier à prononcer le mot).

    • De Anima, qui est inspiré par la polémique antignostique, mais aussi dirigé contre les philosophes.

 

  • Les écrits concernant la morale pratique et ascétique.

    • Ils sont très nombreux « car ils vont dans le sens du caractère violent de Tertullien et de son rigorisme moral.

 

« Cet aperçu de l’oeuvre de Tertullien permet d’apprécier l’étendue de ses connaissances et la multiplicité des domaines qu’il aborde : théologie, philosophie, religion, morale, liturgie. »

 

3). La culture.

 

« L’étude attentive des différentes oeuvres de Tertullien (…) montre précisément (….) que Tertullien connaît à la perfection toutes les règles de la rhétorique, qu’il s’agisse de la disposition des arguments et de la composition d’un discours, des subtilités du discours ou de la bienséance du ton respectée même dans la polémique. »

 

« Il reconnaît deux voies pour accéder à la connaissance de Dieu. La première, la voie « naturelle », est elle-même divisée en deux : l’approche rationnelle à partir des oeuvres mêmes de Dieu et l’approche directe par la conscience. » Pour sa part, il privilégie la seconde voie, celle de la Révélation.

 

Ses cadres de sa pensée philosophique sont ceux du stoïcisme de son temps.

 

« Ecrivain de génie, Tertullien a marqué et influencé toute la littérature chrétienne, que ce soit directement ou indirectement. Sa conversation finale au montanisme l’ayant discrédité, il est rarement cité, mais il a été très souvent lu et imité. »

 

4). L’apport doctrinal de Tertullien.

 

« Sa pensée théologique a contribué à l’évolution du dogme dans la latinité occidentale. ». Mais deux remarques préliminaires :

  • On ne peut apprécier ses constructions théologiques qu’en fonction de son époque.

  • On peut les apprécier qu’en fonction des questions que lui posent les doctrines de ses adversaires. Les réponses qu’il apporte sont limitées par les cadres mêmes où s’enferment ces derniers. »

 

C’est sa doctrine de la Trinité qui reste la plus intéressante. « L’Adversus Praxean, représente le premier effort rigoureux pour exprimer en concepts clairs l’unité dans la triplicité organique de la Trinité. En cette matière, l’on constate que son influence sera très grande, même si l’on n’est pas en mesure d’en suivre toujours le cheminement, car son nom est souvent omis. Novatien, Cyprien, Augustin et, à travers eux, beaucoup d’autres, seront redevables à ce schismatique d’une grande part de leurs conceptions orthodoxes. »

 

« Tertullien est d’abord un styliste extraordinaire, utilisant à la fois sa remarquable culture rhétorique et les ressources d’une langue nouvelle qu’il contribue à enrichir et à acclimater dans l’occident latin. Sa théologie est pleine d’aperçus nouveaux et féconds, elle ouvre manifestement la voie à bien des développements ultérieurs. De quelle manière ? Il est souvent difficile de le préciser, puisqu’il est aussi rarement cité que fréquemment utilisé. »

 

« Sa morale excessivement rigoureuse, qui l’a conduit à adopter le montanisme, lui a certes inspiré une doctrine pénitentielle réactionnaire (au sens propre du mot) : c’est le pape Calliste qui a eu raison, contre Hippolyte et contre lui. Mais on ne peut qu’admirer la détermination et la grandeur avec lesquelles il exprime ses refus. Avant Augustin et Jérôme, l’Occident latin n’aura pas connu de personnalité aussi forte que Tertullien. Son influence sur le christianisme latin aura été décisive. »

 

II. Minuscius Felix.

 

« Une apologie assez originale par la forme (un dialogue du genre cicéronien) nous a été transmise avec l’unique manuscrit de l’Adversus nationes d’Arnobe : l’Octavius, du nom de l’un des participants du dialogue. » Cet ouvrage de Minucius Felix fut probablement écrit au tournant des IIe - IIIe siècles.

 

« La théologie de l’Octavius est assurément très vague et d’inspiration plus stoïcienne que chrétienne. (….) Cette apologie de la religion chrétienne n’évoque la personne du Christ qu’une seule fois et encore indirectement. (….) De même, il ne se réfère jamais à la Bible (à laquelle il fait pourtant, sans la citer, un certain nombre d’emprunts). Son but étant avant tout de réhabiliter la religion chrétienne aux yeux des païens honnête, en bon avocat il passe sous silence tout ce qui pourrait nuire à sa cause. Parallèlement, il fait de nombreux emprunts à la littérature romaine, sans non plus citer ses sources. »

 

« Le charme et l’élégance littéraire littéraire de l’Octavius ont séduit les humanistes jusqu’à l’époque contemporaine. Mais l’apologiste fait piètre figure auprès de Tertullien et de ses prédécesseurs grecs. Minucius Felix n’a rien d’un novateur (il est vrai que ce n’était pas son propos). Son Octavius demeure cependant une belle réussite littéraire et un témoin digne d’intérêt de la naissance d’une culture chrétienne. »

 

« Nous ne possédons pas d’autres oeuvres littéraires latines que celles de Tertullien et de Minucius Felix, avant le milieu du IIIe siècle. (….) Si différents que soient le style et le propos de ces deux auteurs, ils ont en commun d’avoir été formés à la culture classique, rhétorique et philosophique, qu’ils mettent, chacun à sa manière, au service de la nouvelle foi. C’est ainsi qu’à leur suite, toute la tradition patristique, médiévale et moderne de la littérature chrétienne s’enracine dans cette culture antique. »

 

 

Fin



27/02/2024
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 979 autres membres