Audoin-Rouzeau/Becker. 14/18 retrouver la guerre. (NDL)
14/18 RETROUVER LA GUERRE
Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker.
Edts Gallimard 2000, 272 pages.
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Introduction. Comprendre la Grande guerre.
« La Grande guerre par sa dimension européenne et mondiale, par sa durée, par son poids immense et longtemps sous-estimé sur le siècle tout entier, est devenue un cas d’école pour une réflexion sur ce qui est la matière de l’histoire : le poids des morts sur les vivants. »
1998 « au nom du « devoir de mémoire » et dans l’oubli fréquent du devoir d’histoire, un retour spectaculaire de la Grande guerre dans la conscience collective française s’est effectivement produit (…) Mais la rage de « l’historiquement correct » a aussi malencontreusement brouillé les pistes. »
Poussée au paroxysme des discours officiels sur le processus de victimisation des soldats « dans la conscience mémorielle, mieux vaut être victime qu’agent de souffrance et de mort (…) c’est ainsi que la question essentielle du consentement de millions d’Européens et d’Occidentaux entre 1914 et 1918 est restée occultée. »
Le but de ce livre est de proposer une voie d’accès au conflit à travers 3 cheminements :
- La violence.
- La croisade.
- Le deuil.
Chapitre I. La violence.
La bataille, le combat, la violence, une histoire nécessaire.
« La violence de guerre (…) touche à l’essentiel de l’histoire des hommes. (…) Négliger la violence de guerre, c’est aussi écarter un peu vite de son chemin tous ceux qui, en nombre croissant aux XIXe et XXe siècles, ont traversé cette épreuve considérable. »
« L’historiographie de la guerre se désintéresse généralement de la violence développée sur les champs de bataille, des hommes qui s’y affrontent, des souffrances qu’ils y endurent, des représentations de ceux qui tentent d’y survivre et, pour tout dire, des immenses enjeux qui s’y cristallisent. »
La violence spécifique de la guerre constitue pour les hommes un moment de vérité. « A travers le sens qu’ils attribuent à la violence de guerre, à travers le résultat qu’ils en escomptent, à travers les motivations qui leur permettent de tuer leurs semblables et d’endurer la terreur de l’affrontement, on touche ainsi à quelque chose d’essentiel : à ce que nous appelons, de manière impropre peut être et trop souvent imprécise, leurs « représentations » ».
« En s’occupant trop peu de la violence de guerre, ne renonce t’on pas à un vecteur essentiel de compréhension historique, ne ferme t’on pas en outre toute voie d’accès aux phénomènes de construction de la mémoire et du souvenir, comme aux processus de création littéraire et artistique qui, sous des formes si foisonnantes, ont accompagné l’activité guerrière contemporaine.
En France pas d’historiens équivalent à John Keegan qui « récusant brutalement Clausewitz et sa trop célèbre formule sur la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens énonce cette vérité profonde que la guerre est d’abord et avant tout un acte culturel.»
Pour comprendre la guerre et la violence de guerre cela nécessite de posséder un minimum de connaissances concrètes sur les armes (les instruments de la violence). Il existe un savoir empirique souvent développé et animé par des collectionneurs mais qui est presque totalement coupé du savoir académique.
Première guerre mondiale et seuil de violence.
« Une des spécificités même de ce conflit de quatre années et demie tient au fait que les modalités de l’affrontement y ont atteint des niveaux de violence sans aucun précédent. Violence entre les combattants, violence contre les prisonniers, violence contre les civils. (…) Avec la Grande guerre est apparue une nouvelle forme d’affrontement armé qui fait de 1914-1918 une rupture historique dont les conséquences ont été déterminantes pour toute l’histoire ultérieure du XXe siècle. »
Bilan des pertes (en % des mobilisés).
Serbie : 37%
Turquie : 27%
Roumanie : 25%
Bulgarie : 22%
France : 16,8%
Allemagne : 15,4%
En France, 22% des officiers sont tués, et 18% des soldats (dans l’infanterie c’est 1 officier sur 3 et 1 soldat sur 4).
En moyenne près de 900 Français et 1300 Allemands sont morts chaque jour (1459 en Russie, 457 en Angleterre, 820 pour les USA (à partir de l’été 1918 période d’engagement sur le champ de bataille)).
A part la Russie qui perdit en moyenne 5635 hommes par jour lors de la 2e Guerre mondiale (sans compter les prisonniers morts dans les camps allemands) tous les autres pays ont eu des pertes quotidiennes inférieures lors de la 2e Guerre mondiale (Allemagne 1083 contre 1303).
D’autre part les formes de la mort changent. « Au début du XIXe siècle, en temps de guerre, la maladie tue bien plus que le combat. Les chiffres tendent à s’équilibrer cinquante ans plus tard, en fait pour la première fois lors de la guerre d’Italie en 1859. Un demi siècle de plus et le processus arrive à son terme en 1914. La mort à la guerre est devenue mort violente presque exclusivement. »
Importance aussi des blessures. En France 3.594.000 blessures pour un chiffre réel de 2.800.000 blessés (la moitié des hommes ont été blessé 2 fois, plus de 100.000 3 ou 4 fois). 40% des mobilisés ont été blessés. D’autre part ces blessures sont d’une gravité sans précédent. « A la guerre comme dans les crash aériens, les entrailles sont bien plus visibles qu’il n’est normalement décent de l’imaginer. » (Paul Fussel, historien de la littérature 1914-1918 et ancien combattant.)
« Ainsi l’histoire de la violence de guerre de 1914-1918 ne peut s’affranchir d’une histoire corporelle. Les corps n’avaient en effet jamais souffert autant et à une telle échelle. Le sort de ceux qui furent blessés fut la plupart du temps atroce (…). Certes la médecine de guerre de 1914-1918 a bénéficié des innovations médicales du XIXe siècle, et aussi de véritables percées thérapeutiques directement liées aux nécessités imposées par les blessures nouvelles apparues en 1914 (….) Mais ces avancées bien réelles des services de santé ont été contrebalancées par la gravité accrue des blessures infligées (…) Les taux de survie à l’issue d’une blessure au combat étaient peut être plus importants au début du XIXe siècle qu’au début du siècle suivant. »
Mais la violence des combats est aussi responsable de graves dégâts psychiques parfois irrémédiables (kriegsneurosen chez les Allemands, shell shock chez les Anglo-saxons, obusite chez les Français). « On sait depuis la Seconde Guerre mondiale et les conflits ultérieurs, qu’un soldat sur le champ de bataille ne peut espérer conserver son équilibre psychologique que quelques mois tout au plus. (….) Il n’est pas exclu que près de la moitié de ceux qui ont survécu aient souffert de troubles psychiques plus ou moins graves. »
Il y a modification des modalités de combat qui désormais donnent un net avantage aux moyens de tuer sur les moyens de défense. « Echapper au feu devient une simple question de chance, compte tenu de l’intensité nouvelle de celui-ci et de la largeur du terrain balayé par les balles, les obus, les gaz (…). Les moments de la violence paroxysmique s’allongent en outre de façon spectaculaire passant de quelques heures à plusieurs semaines ou plusieurs mois. »
Disparition de la bataille « classique » au profit d’une série de sièges en rase campagne, siège au cours desquels les assiégés peuvent continuer à se ravitailler et à se renforcer permettant de constituer des arrières fronts parfois larges de plusieurs dizaines de km permettant ainsi une résistance plus efficace (ex Verdun). « Ces sièges laissent les lieux d’affrontement entièrement stérilisés, détruits sur des milliers de km². A ce titre la bataille au sens traditionnel du terme meurt en quelque sorte de sa propre violence puisque c’est la force du bombardement qui, en bouleversant le terrain de fond en comble, interdit ou rend extrêmement difficile le déplacement vers l’avant de l’artillerie, dont le soutien est pourtant indispensable à toute avancée des fantassins. » Le mouvement est désormais hors de portée.
« C’est une esthétique et aussi une éthique de l’héroïsme, du courage et de la violence guerrière qui ont disparu dans l’immense cataclysme du début de ce siècle. »
Les mouvements d’une telle mutation.
- 1ere rupture avec les guerres révolutionnaires et napoléoniennes en particulier pour des raisons idéologiques, stratégiques et tactiques (accentuation du rôle de la masse et du choc grâce à des effectifs plus nombreux levés par la conscription). « A partir de la bataille de Wagram, en 1809, le primat acquis pour le choc frontal sur la manœuvre dans la tactique napoléonienne occasionne des taux de pertes qui sont les plus élevés du XIXe siècle. »
- 2e rupture avec la guerre de Sécession et la guerre de 1870. « Plusieurs signes de totalisation apparaissent, qu’il s’agisse des modalités de l’affrontement entre combattants ou du traitement réservé aux populations civiles qui deviennent pour la première fois à une telle échelle, un des enjeux centraux de la stratégie des adversaires en présence. »
- Franchissement d’un seuil aussi dans le traitement des blessés et des prisonniers. Les trêves pour ramasser les blessés disparaissent, on tire sur les blessés et éventuellement les sauveteurs. Il arrive de plus en plus souvent que les prisonniers soient exécutés.
« Aussi le paradoxe est-il frappant : c’est alors même que la Croix rouge existe et que tous les belligérants ont adhéré à ses dispositions comme aux accords de La Haye de 1899 et 1907 que se produit cette radicalisation de la violence à l’égard de ceux que les conventions internationales avaient prévu de protéger. » (On estime que 1/3 des 20.000 morts du 1er jour de la bataille de la Somme auraient pu être sauvés avec l’utilisation des pratiques d’assistance aux blessés en usage 50 ans auparavant)
« Civilisation des mœurs » ou « brutalisation » ?
« La violence de guerre, directement expérimentée, et pour la première fois à une telle échelle, par des fractions aussi considérables des société européennes au cours des années 1914-1918, devrait constituer une objection de taille à l’idée séduisante du lent reflux de la violence sociale dans la société occidentale à partir des débuts de l’époque moderne (…) La thèse de la lente « déréalisation de la violence » se heurte pourtant à une objection majeure. Le phénomène guerrier. » (Critique de la thèse de Norbert Elias sur la civilisation des mœurs auquel il reproche d’avoir ignoré l’événement de 1914-1918). Non seulement cette violence de masse a été acceptée par les sociétés mais mises en œuvre par des millions d’hommes et ceci dans un laps de temps très bref. « En quelques jours, les Européens de la « civilisation des mœurs » quittent travail, famille, vie sociale sophistiquée et policée pour assumer une violence extrême, pratiquement sans transition aucune. »
Le recul de la civilisation qui s’est produit avec l’avènement du nazisme s’est en fait produit bien avant en 1914-1918. Les « totalitarismes du XXe siècle, nazisme compris, n’ont été, dans une large mesure, qu’une des répliques consécutives à ce premier ébranlement. »
« A l’idée de « civilisation des mœurs » et de « dynamique de l’occident », il convient, nous semble t’il d’opposer un concept inverse (…) Il a été formulé par un juif allemand qui échappa au nazisme grâce à son départ d’Allemagne en 1933, Georges Mosse, devenu ensuite aux États-Unis un des maîtres de l’histoire des fascismes et du nationalisme. C’est celui de « brutalisation » qu’il faut comprendre selon son sens anglo saxon de « rendre brutal ». (…) George Mosse voit dans la notion de brutalisation le vrai tournant culturel amené par le premier conflit mondial. »
« Cette brutalisation nouvelle des hommes par le combat pose toutefois à l’historien des questions fort difficile à résoudre, qui toutes ont trait à la manière dont des millions d’êtres humains ont enduré et finalement assumé cette violence, tout en contribuant à la banaliser. Les systèmes de représentations de ceux qui ont combattu demeurent ainsi la question centrale ( …) L’affrontement armé n’a jamais définitivement détruit les systèmes de normes, en tout cas pas dans leur totalité. Le plus troublant, à cet égard, a trait à la persistance, sur le front, d’un culte des morts assez riche. »
Violence combattante et non dits historiographiques.
« Si nous avons insisté sur le dévoilement nécessaire de la violence de combat, c’est parce qu’il nous semble que l’historiographie du conflit à longtemps « aseptisé » ce volet de l’histoire de la Grande guerre au risque de nous la rendre pour une part incompréhensible. »
La prise de parole combattante particulièrement importante (jusqu’à nos jours) a rendu un service ambigu aux historiens. En effet pour des non combattants comment remettre en cause le témoignage de combattants.
« Les choses se sont pourtant compliquées du fait que les vétérans n’ont pas seulement assumé le statut de témoins de l’expérience de guerre, que nul ne pouvait leur contester, mais aussi celui d’historiens soucieux de s’assurer l’exclusivité du discours de celle-ci. »
« Le cas de Jean Norton Cru dont le livre « Témoins » paru à la fin des années vingt, est constamment donné en modèle aujourd’hui encore, est caractéristique d’un tel processus. Sous prétexte de passer au crible les témoignages de ses anciens camarades afin de trier le bon grain de l’ivraie, c'est-à-dire de séparer les témoignages fiables des reconstructions de mauvais aloi, l’auteur veut en fait imposer une véritable norme, rigide et sélective à la fois, du discours combattant. »
« Le témoignage a donc été source tout à la fois d’informations irremplaçables et d’inhibitions majeures ; à ce titre, c’est sans doute dès la Première guerre mondiale qu’une certaine forme de dictature du témoignage s’est imposée aux contemporains et aux historiens. »
En matière de violence de guerre les combattants ont choisi de taire de nombreux aspects. Ils mettent toujours en avant une violence aveugle, anonyme, sans auteur identifié. « La violence interpersonnelle en revanche, de nature, elle, à entretenir une culpabilité durable, demeure une donnée très peu présente, sinon absente du témoignage. »
Existence de l’affrontement direct : snipers, duels à la grenade, coups de main lors de patrouilles entre les lignes. Dans ce cas là les armes réglementaires étaient remplacées par des armes fabriquées par les combattants eux-mêmes (pelles affûtées par les « nettoyeurs de tranchées).
« Une des conséquences de la brutalités extrême de ce type d’affrontement était de faire de la reddition un acte plus risqué que jamais : le massacre sur place de ceux qui se rendaient, blessés ou non par les « nettoyeurs de tranchées » (souvent volontaires il est vrai) fut une pratique répandue sur tous les fronts lors du premier conflit mondial. »
« Du point de vue des témoins, il n’est pas difficile d’imaginer que presque tous ont voulu exorciser et reconstruire une guerre différente qui leur permette de vivre avec le traumatisme de l’expérience traversée. »
Les civils : atrocités et occupations.
Le souvenir de la Grande guerre oublie souvent les violences subies par les populations civiles.
« Dès les premiers jours de la guerre, sur tous les fronts, occidental, oriental, balkanique, des violences particulièrement atroces ont été commises contre les civils qui se trouvaient sur les voies d'invasions, en particulier les femmes, dont les très nombreux viols ont été attestés par des témoignages recoupés et publiés pendant le conflit lui même (…) Or pour les atrocités les plus connues, celles du front occidental, les guillemets pour désigner les « atrocités allemandes » ont été maintenus par les historiens jusque dans les années quatre vingt dix, et cela pour deux raisons : d'une part les atrocités réelles ont été, après leur instrumentalisation par les diverses propagandes ennemies, largement passées sous silence, et d'abord par les victimes elles mêmes, dont le discours a évolué de l'indicible à l'inaudible. D'autre part, les mythes qui se sont développés pendant la guerre elle même ont réussi à prendre la place des atrocités réelles. En quelque sorte, le déplacement des atrocités de leur réalité à leur irréaliste mythifiée a figé les représentations dans un premier temps, les recherches et les réflexions des historiens ensuite. »
Occupation, bombardements, blocus.
Tout au long de la guerre importance de la double qualification occupé/envahi.
« Pour les habitants, continuer à parler d'invasion, c'était se représenter toujours comme dans la guerre, pour les combattants français, anglais, belges, c'était souligner qu'ils se battaient toujours pour tout le territoire envahi, considéré comme zone de guerre. C'est pour cela que pendant tout le conflit les territoires sont rarement qualifiés « d'occupés » (état de fait) mais « d'envahis » (état temporaire destiné à disparaître par l'avance victorieuse des Alliés). »
En sus de la dégradation continuelle de leurs conditions matérielles de vie, les populations ont vécu des atrocités collectives dont la plupart sont venues justement des difficultés rencontrées par les Allemands à faire exécuter les réquisitions : travail forcé pour leur effort de guerre, prises d'otages, déportations, évacuations, forcées elles aussi. Une véritable terreur est mise en place dès 1914 et s'exerce tout au long du conflit (…..). La guerre contre les civils, la guerre des civils est une vraie guerre dont les objectifs ne différent pas de la guerre menée sur les champs de bataille. »
3 octobre 1916, ordonnance du GQG allemand créant le travail obligatoire pour tous les ouvriers sans travail ou refusant de travailler.
« Les champs de bataille ne sont donc qu'un aspect, central bien sûr, mais pas unique, de la violence de guerre. Car la mondialisation de la guerre passe à la fois par son extension spatiale et par la diffusion de la violence, voire de la cruauté, dans les différents espaces touchés. »
D'autres formes de brutalité : bombardements des villes permis par les avancées technologiques, blocus économique. « La violence s'exerce d'un côté par le plein (le choc des destructions et des morts si loin du front), de l'autre en creux (le manque de nourriture et de produits de première nécessité), au point de provoquer une même panique. »
Déportations et massacres de masse : L'Empire ottoman et les Arméniens.
« On ne peut pas comprendre la décision de déporter et de laisser mourir de faim et d'épuisement sur les routes d'Anatolie plus d'un million d'hommes, de femmes et d'enfant, sans référence à une histoire longue des phénomènes de désagrégation et de violence inter-communautaire dans l'Empire Ottoman (…...) La situation de guerre mondiale a offert aux Jeunes Turcs, désireux d'exploiter en leur faveur le traumatisme national dû aux guerres balkaniques, la possibilité de régler la question nationale tout en fixant des frontières susceptibles de contenir ce qui était vécu comme la menace russe. Le débarquement allié des Dardanelles poussa ce sentiment à son paroxysme ; les ennemis de l'extérieur, Anglais et Français, alliés des Russes, n'allaient ils pas faire cause commune avec l'ennemi de l'intérieur, la communauté arménienne ? Aussi les premières arrestations suivies de l'assassinat de notables arméniens ont-elles lieu dans la nuit du 25 avril 1915, celle là même du débarquement à Gallipoli. »
Pour les alliés « la protection des Arméniens et la dénonciation des crimes perpétrés contre eux est une arme à double détente : elle permet de préparer et de confirmer des objectifs stratégiques dans la région tout en dénonçant une fois de plus la barbarie allemande et celle de ses alliés (….)Pourtant dès qu'il fallut porter au secours aux victimes en tant que telles, l'opinion publique mondiale, à de très rares exceptions près, perdit tout intérêt pour la question. De 1915 aux années vingt, secret, dénégation, échec du procès des coupables ont été au cœur de l'entreprise d'extermination. »
Un phénomène concentrationnaire : internés civils et prisonniers militaires.
Il faut chercher dans les différents systèmes d'internement une des clés pour comprendre ce conflit, en particulier les camps d'internement qui furent probablement inventés par le général espagnol Weyler lors de la guerre contre les Cubains de février 1896 à octobre 1897. « Il conjugue en effet pillages et destructions systématiques des biens et des cultures et ce qu'il appelle « reconcentration » de civils qui meurent alors par milliers ». Le même procédé est alors ensuite employé par les Anglais lors de la guerre contre les Boers.
« Les camps de la Grande guerre prennent la suite de ces deux épisodes coloniaux. On « concentre », ce qui veut dire qu'on assemble, entasse, pour surveiller, voire punir, de préférence derrière une clôture de barbelés ou de palissades. » Ces concentrations donneront le nom de camps de concentration.
Les prisonniers civils : sous cette dénomination on peut distinguer 2 groupes très différents :
- Le premier groupe les civils internés en pays ennemi, mobilisables (hommes de 18 à 45 ans environ) ou non. Ces civils sont assimilables aux prisonniers militaires, en quelque sorte protégés par leurs capture de la mort ou du combat.
- La deuxième catégorie, la plus nombreuse, regroupe « tous les envahis / occupés qui subissent différentes formes d'aliénation et d'internement, depuis l'isolement de leurs compatriotes jusqu'aux déportations vers des camps de concentration où ils peuvent être soumis au travail forcé. » Le CICR évaluera à 100,000 le nombre de Belges et de Français déportés en Allemagne et celui des Allemands déportés en Russie. Les Serbes déportés dans différents pays semblent avoir été encore plus nombreux.
On peut ajouter un sous-groupe, celui des rapatriés volontaires ou non depuis les zones envahies qui se retrouvent dans leur pays mais loin de leur région et de leur famille.
En Allemagne, « l'effort de guerre exige une importante main d’œuvre au moment où ses hommes sont au front, mais l'Allemagne doit en outre nourrir les populations des territoires qu'elle occupe. La déportation et la mise au travail forcé des Belges et des Français réquisitionnés lui permettent de répondre à ce double impératif. » En 1916 les Allemands créés les Ziwilarbeiter Bataillonen (ZAB) qui regroupent des travailleurs forcés. « Soit ils acceptent de travailler volontairement pour l'occupant et leur situation est celle de salariés « libres » rétribués qui peuvent alors bénéficier de permissions et communiquer avec leurs proches, soit ils refusent et sont alors requis et traités comme tel. »
« Tiraillés entre le refus du camp qui est refus de leur défaite personnelle, de leur capture, et le désir d'y vivre le mieux possible dans les circonstances malheureuses qui sont les leurs, les prisonniers sombrent souvent dans ce qu'ils appellent le « cafard », qui se transforme chez certains, surtout au fur et à mesure que les années passent, en véritable « psychose du barbelé ». Un refus de l’enfermement qui devient peu à peu une véritable maladie psychique due à la séparation d'avec le monde de la liberté, de la patrie, de la famille. »
Le désir de la majorité des prisonniers est l'évasion car elle est espoir de retour au cœur de la guerre « passage des marges au centre ». S'il y a peu de réussites tous participent d'une manière ou d'une autre aux projets d'évasions.
« C'est grâce à la terreur qu'inspirait aux hommes le fait de devenir prisonniers, soit à cause des récits des rapatriés sanitaires ou des évadés qui s'étendaient bien naturellement sur les pires moments de leur captivité et dont la propagande divulguait les dires, que les redditions en masse ont été évitées. Pour éviter la captivité, la plupart des soldats se sont battus à outrance. En revanche, quand les hommes ont préféré le statut de prisonnier, quels que fussent ses aléas, à la continuation du combat, c'est que la guerre leur paraissait perdue pour leur camp. »
Déplacements forcés et représailles.
Les contraintes liées à l'alimentation des populations civiles occupées obligent les Allemands à autoriser l'évacuation moyennant finance de ceux qui peuvent payer, ou par la force, des indigents. Cela permet de faire des économies. Par contre les Allemands conservent ceux qui peuvent travailler.
« Dans les camps, les punitions visent à briser les résistances individuelles, alors que les représailles, punitions collectives, veulent faire pression sur l'Etat adverse. Tous les Etats ont utilisé à un moment ou à un autre, en alléguant différents motifs : mauvais traitement des prisonniers, lieu de détention ou et nourriture inadaptées, utilisation des prisonniers comme boucliers humains dans la zone de feu. »
A de nombreuses reprises le CICR dénonce ces représailles « La plus extrême des représailles est l'envoi de prisonniers derrière les lignes, car elle constitue l'aboutissement de l'horreur de leur condition. » (renforcer les tranchées ennemies, enterrer les morts)
« Non seulement la défense du sol et des morts, cœur de leur engagement et de leur consentement, leur était interdite par la capture, mais ils se trouvaient placés dans une situation d'épouvante où tout était retourné (…) Ces prisonniers exclus de la guerre par leur capture, devenaient boucliers humains et monnaie d'échange dans les transactions entre belligérants : retour au premier cercle de la guerre, l'honneur en moins. Ces représailles sont évidemment vécues comme le pire outrage car les victimes n'ont plus le droit à ces « chances » que sont pour les prisonniers ordinaires le courrier ou les colis, ou le fait de figurer sur les listes publiées qui prouvent à leurs proches qu'ils sont bien vivants : ils sont désormais des morts vivants. D'ailleurs, ce que l'on cherche avant tout, c'est l'avilissement de ces hommes dont l'existence et le sort sont censés faire pression sur leurs gouvernements en vue de tel ou de tel objectif. »
« Invasions, occupations, exactions, manifestations de racisme, atrocités, déportations et massacres de civils ont accompagné la radicalisation du combat sur les champs de bataille : ce qui a lieu en ce domaine entre 1914 et 1918 est au cœur du processus de totalisation de la guerre au Xxe siècle, de même que les phénomènes concentrationnaires qui leur sont associés. Et pourtant la mémoire du conflit a pratiquement oblitéré ces réalités. »
Chapitre II. La croisade.
« Le décalage est considérable entre le sens dont les hommes et les femmes du début du siècle ont investi la guerre et son absence de signification qui nous frappe aujourd'hui jusqu'à l'absurde. »
Débuts de guerre.
2 août 1914. A Londres immense manifestation pacifique pourtant deux jours plus tard le Royaume-Uni entrait en guerre avec le soutien unanime de la population y compris les catholiques irlandais. « Ce retournement de l'opinion a eu lieu la veille, le 3 août, après que l'ultimatum allemand à la Belgique sur le libre passage des troupes eut été connu à Londres le matin même. Le phénomène est spectaculaire et représente, à ce titre, un cas extrême. Mais il reste emblématique de la vitesse à laquelle s'est propagée la grande vague de ralliement à la guerre au sein des opinions européennes.
Faible part de l'enthousiasme à part dans les capitales et certaines grandes villes. Il s'agit plutôt « d'un consentement général centré, lui, sur la résignation et l'acceptation, parfois l'accablement, puis la résolution croissante du plus grand nombre. »
« Ce qui s'est produit avec tant de force, parfois malgré eux, parfois à leur corps défendant, chez des millions d'Européens à la charnière de la fin du mois de juillet et du début du mois d'août 1914, c'est ce que nous appellerons, faute de mieux peut être, le surgissement du sentiment de nation. Comprendre le basculement de l'été 1914, c'est comprendre d'abord la force irrépressible d'une telle prégnance. »
Dans de nombreux pays, malgré la mobilisation générale importance du volontariat.
Au Royaume-Uni jusqu'à la fin de l'année 1915, 2,4 millions de Britanniques se portent volontaires soit 30% des hommes de la tranche d'âge concernée.
En France 30.000 étrangers s'engagent dans la Légion étrangère.
« La Grande guerre est bien restée, jusqu'à la fin, la guerre de ce consentement. Pourquoi le sens qu'on lui a attribué dans les premiers jours du conflit n'a t-il pas été mis massivement en question au cours des années suivantes ? C'est probablement là que réside une grande partie du mystère de la « seconde acceptation » en tout cas celle de la guerre longue et de toutes les souffrances une fois dépassée l'acceptation instantanée du premier moment. »
L'acceptation instantanée du premier moment.
Le phénomène d'acceptation a pu être favorisé par la diffusion et la connaissance des « horreurs commises par les ennemis » (pillages, meurtres, viols). Rapidement des commissions d'enquête ont été réunies pour enquêter et des rapports ont été rédigés (En France le premier rapport de ce genre est rendu public le 17 décembre 1914 et a un très grand retentissement dans l'opinion publique). Ces rapports vont confirmer l'opinion publique dans l'idée qu'il s'agit d'un combat de la civilisation contre la barbarie donc d'un combat légitime.
« On peut dès lors commencer à parler d'une « culture de guerre » de 1914-1918, c'est à dire d'un corpus de représentations du conflit cristallisé e un véritable système donnant à la guerre sa signification profonde. Une culture (…..) indissociable d'une spectaculaire prégnance de la haine à l'égard de l'adversaire. Une haine certes différenciée selon les ennemis auxquels on fait face, mais qui n'envahit pas moins tout le champ des représentations. »
Usures, ruptures et mobilisations.
Usures, elles sont indiscutables dès l'année 1916 (après Verdun et l'offensive Broussilov). « Sans doute s'agit-il moins d'une mise en cause (de toute façon très minoritaire) du bien fondé de la guerre, que d'un changement significatif dans les horizons d'attente, en particulier sur les fronts intérieurs. »
Ruptures. Elles sont indiscutables à partir de l'année 1917, avec en particulier le cas de Russie dont l'armée se dissout sur place. Par contre en Autriche-Hongrie pas de volonté significative de sécession des nationalistes présents dans l'Empire.
Par contre à l'Ouest, « le cas des mutineries de 1917 est le seul véritable exemple de rupture déclarée avec le consensus initial. »
« En poussant loin le paradoxe, ne peut-on pas aller jusqu'à dire que les mutins, loin d'être des opposants « pacifistes » à la guerre, étaient au contraire, à leur manière, les plus patriotes des combattants-citoyens . La guerre devait être victorieuse et le commandement les menait à l'échec au prix de pertes effroyables et inutiles. Ne s'agit-il donc pas d'un refus d'obéissance à de mauvais chefs plutôt que de mutineries à proprement parler ? »
« Le patriotisme défensif, défense du sol et défense des siens dans le cas des combattants, a structuré jusqu'au bout les systèmes de représentations y compris chez les soldats allemands (….) Dans la plupart des armées, les souffrances endurées (….) ne sont jamais parvenues à détruire, Russie exceptée, une lecture en termes de devoir du rôle de chacun (…....) Rien ne serait plus faux que d'imaginer après les ruptures, finalement limitées, de l'année 1917, un processus continu d'effritement des consensus nationaux (…...) 1918 est à cet égard l'année d'un investissement renouvelé des sociétés belligérantes (….) Grâce aux nouveaux exodes, grâce aussi aux bombardements de Pais par les canons à longue portée, la thématique initiale des atrocités reprend de la vigueur. »
« La logique même du conflit indique que « la mobilisation » des opinions entre 1914 et 1918 n'est pas liée, pour l'essentiel, à la contrainte, à la censure, à l'imposition autoritaire de schémas d'interprétation. Non si le consensus des sociétés en guerre fut si efficace, et finalement si durable malgré les souffrances endurées, c'est parce qu'à la racine il fut porté en avant tout par une mobilisation largement spontanée. » (mobilisation qui à travers les discours concerna aussi les enfants).
Civilisation, barbarie et ferveur de guerre.
« De nombreux contemporains du conflit ont témoigné de la force de l'élément spirituel au sein de leur vie entre 1914 et 1918. Comment comprendre (….) ce que les combattants, des civils, entendaient par spiritualité ? »
Face à l'angoisse et à l'horreur de la guerre, réapparition de dévotions anciennes, voire de « superstitions ».
« La religion de guerre et non seulement un élément majeur de la culture de guerre, mais encore, sans paradoxe, un double élément constitutif : dans le consentement pour Dieu et la patrie mêlé, mais aussi dans le refus, celui d'un pacifisme allant quelquefois jusqu'à la dénonciation de la guerre comme un signe du péché. »
Pour tous les combattants croire en Dieu et croire en la Patrie est souvent indissociable. Cette guerre est souvent vécue comme un combat entre la vie et la mort, entre le bien et le mal. « Cette guerre est la lutte des peuples libres désireux de se libérer contre le militarisme, contre l'impérialisme (…) C'est ainsi que cette guerre atroce peut devenir une guerre sainte. » (Victor Basch athée et franc maçon)
« Dans tous les cas, la mort est reliée à l'idée de résurrection grâce à la sainteté de la guerre elle même, résurrection commune de la patrie et des individus qui la composent, de la patrie par les individus qui la composent. »
Ce sentiment religieux sera porté à son point d'aboutissement par les catholiques militants. « Entre 1914 et 1918, ce sacrifice spirituel est vécu comme l'acte religieux suprême, le don à Dieu en initiation de Dieu. Ils sont prêts pour le martyre. »
« Si Péguy et Psichari, morts au front dès les premières semaines de la guerre, prennent tant d'importance au cours des mois et des années qui suivent, c'est bien sûr pour la préparation mystique de leur avenir, par la prémonition de leur propre mort. Ils sont des prophètes devenus héros. »
La guerre a suscité deux attitudes religieuses :
C'est un châtiment du péché.
Elle fait naître un besoin de consolation des détresses.
« Par les dévotions partagées, une complicité nouvelle naît entre front et arrière, entre hommes et femmes (…) Au front, un monde d'hommes découvrait des pratiques religieuses qui jusque là touchaient majoritairement des femmes. » Importance des cultes rendus à la Vierge, à Jeanne d'Arc et Sainte Thérèse.
Mais parallèlement développement des superstitions qui sont souvent condamnées par les Églises officielles. De nombreux soldats évoquent des protections dont ils auraient bénéficié.
Dimensions « civilisatrices » et « humanitaire » de la culture de guerre.
« La guerre mondiale interdisant par essence la neutralité, le CICR ou la papauté ne peuvent en tirer qu'une conclusion. Il faut faire la paix. Ils se trouvent donc en double décalage avec les belligérants, se rendent doublement incompréhensibles : ils prônent la neutralité et la paix dans la tourmente de la guerre, là où l'une comme l'autre sont impossibles. »
Une des premières taches des organisations humanitaires, faire correspondre les victimes de guerre et leur familles, mettre en relation le front et l'arrière « les organisations humanitaires doivent, pour aider, persuader et les prisonniers, et leurs familles, qu'ils sont désormais à part, devenus neutres comme eux. (….) L'immense ambiguïté de l'action humanitaire est ainsi posée, car à aucun moment les prisonniers et leurs familles ne cessent de penser selon leur appartenance nationale. Non seulement ils restent persuadés que l'ennemi est le mal et fait le mal, mais ils soupçonnent les organisations humanitaires de choisir leur camp et de sélectionner des témoignages en faveur de l'adversaire. »
« Le second paradoxe est celui de la paix et de la guerre. Le CICR ne « vit »-il pas, au prix d'une sorte de perversité intrinsèque, de la guerre et de ses scories les plus atroces ? C'est ce que lui reprochent certains observateurs guère bienveillants, en particulier les pacifistes « militants ». pour eux humanitarisme n'est pas pacifisme.
« Les militants pacifistes qui critiquaient le CICR, entre 1914 et 1918 prenaient pour première cible les « prétendues règles d'humanité » dans la guerre comme leurs prédécesseurs du début du siècle qui pensaient que les conventions humanitaires ne pouvaient qu'aider à faire la guerre en la rendant, non pas plus humaine, mais plus facile, avec la bonne conscience en sus. Ils prônent en quelque sorte la politique du pire pour arriver à leurs fins : l'état de non guerre définitif. Le paradoxe de cette utopie de la paix était évidemment que les plus faibles (….) ne pouvaient qu'être abandonnés à leur sort. L'idéologie de la paix à tout prix opposée à un humanitaire pernicieux revenait à laisser toute sa place à la brutalité. Et c'est ce que ne pouvait accepter le CICR. Mais n'a t'il pas, alors, pour la première fois (…) accepté de fermer les yeux sur les entorses, voire sur la mort de tout code d'honneur entre les armées en temps de guerre ? « Civiliser la guerre » n'était ce pas une autre utopie fondée sur l'hypothèse désormais erronée des respects mutuels entre ennemis ? »
Sciences au combat et dévoiement racial.
« Ces intellectuels eurent le dangereux pouvoir de promouvoir et d'orchestrer cette perversion de la guerre totale (…) Les élites de tous les pays ont mis en forme le consentement de leur pays à la guerre, à travers le portrait d'un idéal de sacrifice et d'abnégation et dans la certitude d'une appartenance organique à la nation menacée. »
En France dès août 14, on parle de radier les intellectuels allemands de toutes les universités, institutions et laboratoires auxquels ils avaient été associés. « la lutte engagée contre l'Allemagne est la lutte même de la civilisation contre la barbarie. » (Henri Bergson).
« La guerre entre cultures offre les munitions de la violence, elle est le fondement de la culture de guerre. Ainsi ne doit-on pas s'étonner de constater que les observations d'un grand nombre de scientifiques soient orientées, organisées en une machine intellectuelle contre l'ennemi, lui qui a voulu le conflit. »
« Il y aurait donc d'un côté l'universalité de la culture et de la civilisation, avec ses origines grecques, sa série de temps forts positifs jusqu'à son acmé française, et de l'autre la singularité allemande qui ne prétendre à rien. »
Sur le concept de barbarie, les Allemands réfutent cette accusation mais accusent les Français qui utilisent des troupes noires. « les représentations racistes sont utilisées à leur profit par les Allemands qui n'alignent pas de troupes coloniales en Europe et retrouvent ici la définition première de la supériorité blanche : la couloir noire est intrinsèquement signe d'infériorité, de noirceur morale. Au moment où on accuse les soldats allemands de mener une guerre barbare, Français et Anglais sont coupables de compter, eux, de « vrais barbares dans leurs rangs. » »
Grandes attentes, eschatologie, démobilisations.
« Le paradoxe central du conflit est que, dès ses débuts, et probablement plus encore aux moments de fléchissement, voire de découragement, qui apparaissent partout à partir de 1916, dans l'échec des deux grandes batailles de Verdun et de la Somme, chacun à l'impression de faire cette guerre pour qu'un monde nouveau et radieux en procède, un monde purifié car libéré de sa tare centrale : la guerre. Bien avant la popularisation de la formule « la guerre qui met fin à toutes les guerres » due au président Wilson au moment de l'entrée des États-Unis dans le conflit, bien avant « la der des der » il s'agit d'une véritable eschatologie de la paix, qui doit être rédemption de l'humanité enfin victorieuse des forces du mal. »
14 juillet 1915. Transfert des restes de Rouget de Lisle au Panthéon.
L'armistice ne met pas fin à la culture de guerre et « jusqu'au début des années vingt, l'onde de choc de la guerre s'effiloche, en quelque sorte, sous la forme de conflits périphériques directement liés à la Grande Guerre ; guerre en Baltique, guerre russo-polonaise, guerre gréco-turque de 1919-1922. »
Selon le camp, vainqueur ou vaincu, la démobilisation a pris des formes différentes. « Dans le cas Allemand, l'extériorité de la défaite, la population allemande n'a pas senti physiquement la présence ennemie sur son sol avant avant l'arrêt des combats, constitue le socle du refus de toute intériorisation de la catastrophe militaire. » Ce déni de la défaite se traduit par un sentiment de poursuite de la guerre, et de nombreux vétérans transfèrent sur le front intérieur les pratique du front (brutalisation).
Du côté des vainqueurs démobilisation par paliers :
1919, avec la paix de Versailles première étape de la déception.
1924-25, l'opinion française prend conscience que la parenthèse de la Grande Guerre ne sera jamais refermée.
Charnière des années 20-30. On peut désormais écrire sur tout :
la peur (Gabriel Chevallier « la peur »)
la lâcheté (Céline « voyage au bout de la nuit »)
la mutilation volontaire (Jean Giono « Le grand troupeau »).
« En une inversion radicale de la culture de guerre des années du conflit, le refus du courage pouvait désormais être mis en exergue. »
Chapitre III. Le deuil.
« La mort s'est aussi inscrite prioritairement dans un registre de type démographique, et non ans celui, tout aussi important, de la douleur collective. Or, peut-on comprendre quoi que ce soit à l'histoire européenne, et même extra-européenne, du XXe sans une prise en compte approfondie et aussi complète que possible de l'immensité du deuil pendant et après 1914-1918 ? C'est l'histoire des relations des Occidentaux à la guerre, à la mort à la guerre, et peut-être à la mort en général qui est ici en jeu. »
Historiciser la douleur ?
Une question. Comment a-t-on souffert ? « Si aucune réponse n'a été apportée, sans doute est-ce parce que la plupart des historiens ont considéré cette douleur-là comme un objet impossible à historiciser. »
« La seconde moitié du XXe, en Occident, a refoulé la mort et le deuil, a nié leur existence au point de les rendre socialement presque invisibles. »
Le deuil collectif.
En 1914 personne n'était prêt pour subir l'hécatombe qui allait suivre.
« C'est juste après la guerre que se met en place l'essentiel des formes de commémorations, depuis les monuments aux morts jusqu'aux cérémonies diverses du souvenir, soit sur les anciens champs de bataille, soit dans les nations et régions d'origine des combattants (…) Les monuments aux morts sont des œuvres sculptées construites, qui tiennent une place spécifique dans le paysage rural urbain comme dans les mises en scène des pouvoirs, des « mentalités », des consensus et des rejets. »
« Pour la génération perdue, on a créé un ensemble parfaitement tragique : unité de temps, le 11 novembre ; unité de lieu, le monument aux morts ; unité d'action, la cérémonie commémorative (…) Ces éléments de la liturgie peuvent se compléter de feux d'artifice et d'illuminations, de banquets, d'épreuves sportives, des pratiques et des sociabilités de l'avant-guerre sont ainsi prolongées et réadaptées dans la commémoration des disparus. »
« La France a refusé en outre ce qui fut très répandu chez d'autres anciens belligérants : des monuments aux morts « utilitaires » sous forme de bourses d'études, de stades, de bibliothèques, d'horloges. De surcroît en France, seuls les morts ont droit à l'inscription de leur nom sur les pierres dressées, donc à la reconnaissance et à la proclamation de leur héroïsme. Le rappel des morts ne peut y être que statue au cœur de l'espace public. »
« On avait érigé un certain nombre de monuments après la guerre de Sécession, après les guerres coloniales, après le conflit franco-prussien de 1870-1871. Mais c'est à l'issue de la Grande Guerre qu'ils devinrent universels (….). Il est frappant de constater que vainqueurs et vaincus participent de la même frénésie commémorative et que les formes ne différent guère, ni par son style, ni par la taille, ni par les symboles et les allégories. »
« En France pour le cénotaphe communal on a choisi dans la plupart des cas un stèle, du type de celles qui ornaient jusque là les tombes des cimetières (…) On peut s'interroger sur les raisons qui ont conduit à éviter d'ériger des monuments ouvertement pacifistes, et, lorsque c'est le cas sur les raisons du choix d'une inscription unique (généralement : « que maudite soit la guerre. ») (….) C'est l'ampleur du deuil qui a conditionné les réponses monumentales, l'insondable ampleur de la perte, non la volonté de militer pour qu'une telle chose ne se reproduise jamais. »
Sur les monuments le plus souvent ordre alphabétique qui renforce l’uniformité. Il y a multiplication des statues qui représentent avec précision leurs uniformes, leurs armes, mais par contre représentation d'une guerre aseptisée sans représentation de la boue, du sang, des poux... Ces monuments choisissent aussi le plus souvent de nier la mort.
« Les monuments plus particulièrement en France, mais aussi en Italie, en Allemagne, en Bohême, exaltent à la fois les combattants et les civils de l'arrière (…) Enfin et surtout, ils clament la douleur (…) Il a fallu croire, combattre et travailler, pour tenir dans la guerre. Les monuments l'illustrent en pierre, en bronze. A leur sommet, un coq, un lion, un Saint-Georges, un aigle : c'est la Patrie ; au centre, le combattant ; au pied du monument, les civils, vieillards, femmes ou enfants, qui observent l'exemple du soldat vaquent à leurs tâches quotidiennes. »
Si «l'article 225 du traité de Versailles stipule que les « gouvernements alliés et associés et le gouvernement allemand feront respecter et entretenir les sépultures des soldats et marins inhumés sur leur territoire respectif. » (…) L'uniformité apparente de tous les cimetières militaires cache une première différence essentielle : aux morts des vainqueurs, disparus pour le Droit, des stèles claires, la couleur de la pureté. A ceux des vaincus, le rappel de la noirceur de leurs objectifs par des stèles ou des croix sombres. On imposa aussi aux vaincus d'enterrer en masse leurs soldats dans les espaces qui leur étaient impartis, probablement pour qu'ils occupent et « contaminent » le moins possible la terre nationale. »
En France 4 ossuaires nationaux : Douaumont, Lorette, Dormans, l'Hartmannswillerkopf.
« Les funérailles nationales d'un combattant non identifié sont célébrées par tous les anciens belligérants. Ce culte du soldat inconnu, c'est la brutalisation de la guerre passée à la postérité mémorielle, c'est l'invention commémorative par excellence de la Grande Guerre. L'anonymat garantit l'héroïsme de tous et permet le deuil de tous. » Mais certains furent exclus ou marginalisés lors de ces commémorations tels les prisonniers de guerre, déportés civils, soldats des régions qui avaient trouvé une nouvelle appartenance nationale à la suite de la guerre (Alsacien-lorrains, Polonais, Tchèques..) « Car comment commémorer des victimes qui ne sont pas des héros ? Comment commémorer l'incommémorable qui s'appelle la faim, le froid, le travail forcé, le viol, les otages, les réquisitions. »
Le deuil personnel.
« L'historien Jay Winter a proposé l'intéressante notion de « communauté en deuil » (….) En effet toutes les structures sociales ont « pris le deuil » de ceux de leurs membres qui étaient tombés entre 1914 et 1918. » Construction de monuments d'écoles, d'entreprises, d'administrations ….
« La douleur des endeuillés fut ainsi assumée, et très certainement atténuée, par la constitution de structures de sociabilité destinées explicitement ou non à aider les survivants. »
« La notion de « cercle de deuil » offre un angle d'approche. Le premier de ces cercles fut sans doute composé par les soldats eux mêmes (…) Les « groupes primaires » combattants sont, en eux mêmes, « communauté en deuil » et « communauté de deuil ». L'omniprésence de la mort au front avait pourtant banalisé les spectacles les plus atroces et tous les combattants ont noté, avec souvent une pointe d'effroi et de culpabilité, leur capacité d'endurcissement devant la mort des autres. »
Si Joffre dans son instruction du 19 juillet 1915 prescrit des fosses collectives pour les soldats (100 corps), ceux ci au contraire enterrent leurs camarades dans des tombes individuelles. « Toutefois, certains premiers cercles de deuil que constituaient autour des morts, les petites communautés combattantes, se sont nécessairement dissous assez vite : la rapidité de rotation des effectifs entre 1914 et 1918 brisait régulièrement les « groupes primaires » combattants, après quoi, la démobilisation a achevé de disperser les hommes en les renvoyant dans leurs foyers. »
Ensuite constitution de cercles de deuil à l'arrière d'une manière plus durable.
Les ascendants des morts.
La famille (oncle, tante, cousin, neveux, beau frère …)
Membres de la famille éloignée
Les relations choisies (amis, amies)
« Cette notion de cercle de deuil ne cherche nullement à établit une quelconque hiérarchie de la douleur en fonction d'on ne sait quelle échelle de proximité entre les morts et les endeuillés. Elle cherche à préciser, autour des disparus, l'amplitude et les dégradés des chocs qui ont ravagé les univers affectifs. La notion « d'entourage » proposée par les démographes pour décrire la sphère relationnelle qui enserre un individu est sans doute, à condition d'y inclure les relations d'amour et d'amitié, parfaitement transposable ici. Ce sont ces « entourages » marqués par le deuil, mais marqués à des degrés très variables selon les liens tissés, au cours de leur vie, avec ceux qui sont morts, qu'il faudrait pouvoir « reconstituer dans leur épaisseur, dans l'épaisseur de leur douleur. Alors pourrait-on espérer comprendre mieux les deuils de la Grande Guerre. »
Veuves de guerre : On estime que 30% des tués ont laissé une veuve, soit environ 3 millions de femmes pour l'ensemble des belligérants.
France 600.000
Allemagne 525.000
Grande-Bretagne 240.000
Italie 200.000
Orphelins :
Allemagne plus d'un million
France 760.000
Grande-Bretagne 350.000
Roumanie 350.000
Italie 300.000
« A condition d'ajouter famille restreinte, famille éloignée et entourage au sens large, il semble bien que les différents cercles de deuil aient inclus, au sortir de la guerre, la quasi totalité de la société française. »
Pourcentage de tués par rapport à la totalité de la population :
Serbie 5,7%
Turquie 3,7%
France 3,4%
Allemagne 3%
Autriche-Hongrie 1,9%
Grande-Bretagne 1,6%
Italie 1,6%
Russie 1,1%
D'autres caractéristiques de ces deuils :
Une mort le plus souvent solitaire, presque toujours sans le soutien de leurs proches.
Souvent une absence d corps (seuls 30% des 700.000 corps identifiés seront rapatriés dans les sépultures familiales)
La récurrence des pertes pour une même famille. « La durée du conflit et le nombre des morts ont en effet souvent permis (…) des deuils redoublés particulièrement douloureux »
Absence de précisions sur le sort des siens
Souffrance extrême des agonies au front.
« Tout indique en effet que l'ensemble des conditions dans lesquelles s'est produit le phénomène de la perte entre 1914 et 1918 a rendu extrêmement ardu «le travail de deuil » (….) La poussée du spiritisme en particulier dans la société anglaise (….) est un autre signe de cette extrémité du deuil. »
« L'immense activité commémorative des années vingt et trente (….) peut être considérée comme le moyen trouvé par les contemporains pour vivre le deuil collectivement et en alléger le poids. »
« Parce qu'ils étaient morts à la guerre, et dans une guerre surinvestie d'une signification très haute, le culte des disparus a rendu sans doute bien plus difficile qu'en temps de paix le nécessaire détachement des survivants à l'égard de ceux qu'ils avaient aimés et perdus. Difficulté encore accrue parce qu'il faut bien appeler une « interdiction du deuil ». interdiction formulée d'abord par les combattants eux-mêmes dans leurs « dernières lettre » préparée « en cas de malheur » à l'intention de leur famille. »
« Tout se passe donc comme si, en portant trop douloureusement le deuil des héros morts, on trahissait leur mémoire en mettant en cause le sens même de leur mort. Ce désir de clore le deuil avant qu'il soit achevé est un des éléments qui, ajouté à tous les autres, expliquent aussi la difficulté de résolution du deuil au sein des sociétés européennes où l’investissement guerrier avait été le plus fort. »
Conclusion. « Tu n'as rien vu dans les années vingt et trente.
« L'expérience de la Première Guerre mondiale a-t-elle été la matrice des totalitarismes du XXe siècle ?
Cette violence de la Grande Guerre, c'est en Russie qu'elle fut captée tout d'abord, tant il est vrai que les atrocités de la Révolution et de la guerre civile ne peuvent être comprises sans référence à elle : la brutalité du conflit ouvert en 1914 s'est ensuite « réfractée » - plus : démultipliée – dans une expérience radicale de la guerre civile et d'oppression politique ; l'historiographie a trop souvent relié 1905 à 1917 en oubliant ce legs des années de guerre. Pourtant la désagrégation accélérée d'une immense armée de paysans brutalisés par trois années de conflit t désertant en masse vers l'arrière est une des clés de compréhension de la révolution de 1917 et de ce que fut l’État bolchevique qui en procéda.
Pour les nazis, dans une bien moindre mesure pour les fascistes italiens, la violence politique s'inscrivit comme la condition préalable d'une nouvelle violence de guerre, plus systématique, plus efficace que celle du conflit précédent. »