Coutau-Bégarie. Traité de stratégie. VI. La stratégie en tant que système (NDL)
Chapitre VI. La stratégie en tant que système
Section I. La mutation contemporaine de la stratégie.
208. L'accélération de l'histoire.
La stratégie n'est pas restée à l'écart du formidable progrès qui s'est développé après 1945. Des bouleversements politiques et techniques ont radicalement altéré ses fondements et modifié notre perception.
Sous section I. La mutation de la stratégie en tant qu'art.
209. Bouleversements politiques.
Au 19e siècle la guerre était nationale et industrielle. Au 20e siècle, elle devient idéologique et totale. Le résultat de cette évolution est la restauration du primat de la stratégie anéantissement dont l’un des effets les plus désastreux est la dissolution du droit des gens. La distinction entre civils et militaires devient caduque marquant ainsi une terrible régression politique et morale.
210. Bouleversements techniques.
L'extraordinaire progrès des armements permet un bouleversement décisif : la dilatation du théâtre des opérations qui a donné naissance à un nouveau concept : la géostratégie.
L'aboutissement de ces progrès est l'arme nucléaire. Mais il va y avoir une coupure entre la stratégie nucléaire qui est fondamentalement une stratégie de dissuasion, alors que la stratégie conventionnelle reste une stratégie de l'action.
Sous section II. La mutation de la stratégie en tant que science.
211. La révolution scientifique de la stratégie.
Explication du schéma du développement de la science selon Thomas Kuhn qui peut s'appliquer à la pensée stratégique contemporaine.
« On peut s'accorder sur une révolution scientifique qui a bouleversé le monde de la pensée stratégique de 1945 aux années 1970 d'un triple point de vue ».
212. Changement d'approche.
Traditionnellement la chose militaire se considère comme unique, fondamentalement différente des activités civiles. Depuis 1945, le concept de stratégie a connu une évolution qui a abouti à son élargissement avec le recours massif à des concepts, des catégories, des instruments d'analyse empruntés à des disciplines civiles (en particulier économie et science politique)
213. Changement de méthode.
L'émergence de la bombe atomique, en favorisant la montée en puissance des analyses civiles, a suscité une prise de conscience du caractère relatif de la stratégie et surtout une importation des règles et des fondements de la recherche universitaire.
Les méthodes classiques de la stratégie étant devenues inopérantes, la seule méthode utilisable est celle des scénarii. Il s'agit de penser l'impensable, d'essayer d'imaginer un fonctionnement rationnel d'un instrument tellement terrifiant qu'il suggère spontanément des réactions irrationnelles. On aboutit ainsi à une stratégie virtuelle.
214. Changement d'objet.
La stratégie traditionnelle s'intéressait en priorité sinon exclusivement aux opérations militaires. Désormais on s'intéresse à une stratégie prenant en compte des dimensions nouvelles.
215. La science stratégique contemporaine.
Apparition de stratégistes civils :
- Scientifiques : Herman Kahn.
- Sociologues : Raymond Aron, Henry Kissinger.
- Historiens : Bernard Brodie.
- Économistes : Thomas Schelling.
- Politistes : Edward Luttwak.
Ce phénomène est particulièrement sensible aux Etat-Unis où la réflexion stratégique a connu un essor remarquable en associant de nombreux civils (en particulier rôle de la Rand corporation créée à l’initiative de l'US Air Force pour analyser les mutations induites par les armes nouvelles). Des échanges constants entre l'université ou de très puissants instituts de recherche publics de la haute administration ont abouti à la création d'une véritable communauté stratégique dont on ne trouve l'équivalent dans aucun autre pays.
En URSS, la pensée soviétique a mis longtemps à se remettre de la mise au pas du stalinisme. La principale caractéristique est la grande attention consacrée à la stratégie opérationnelle.
La Chine peut être écartée dans la mesure ou l'effort technique de fabrication de l'arme nucléaire ne s'est pas accompagné d'une maturation doctrinale correspondante.
En France, la recherche stratégique civile n'a réussi ni à se structurer durablement autour d'institutions, ni à acquérir une influence réelle. Les instituts de recherche n'ont qu'une influence marginale, tant par manque de moyens, que du fait de la réticence des militaires à les associer à la planification militaire et à leur donner accès à l'information qu'ils sont seuls à maîtriser.
Au Royaume-Uni, quelques éminents théoriciens (PMS Blackett, Sir B Liddell-Hart) mais qui restent isolés. La politique britannique a trop cultivé sa relation spéciale avec les États-Unis pour que le pays puisse concevoir et mette en œuvre une stratégie indépendante.
L'Italie, l'Espagne, la Roumanie possèdent des penseurs originaux mais handicapés par la barrière de la langue.
L'Allemagne a presque disparu de la science stratégique du fait de la perte de légitimité de l'institution militaire après 1945.
216. La crise de la stratégie.
On parle à tout propos et hors de propos de stratégie, mais si la stratégie est partout, c'est peut-être parce qu'elle n'est plus nulle part et que l'on sait plus ce qu'est véritablement la stratégie.
Les horreurs des deux guerres mondiales ont transformé un discours pacifiste utopiste et donc marginal en une revendication de plus en plus forte et dont les puissances sont obligées de tenir compte. Le mot défense remplace celui de guerre et la stratégie se trouve concurrencée, voire supplantée par l'analyse de défense.
Il est nécessaire de réagir face à cette perte de sens et de revenir à une « stratégie stratégique ». Contre cette mise en cause de la légitimité des études stratégiques, on rappellera que l'émergence de nouveaux problèmes n'a pas mis fin aux conflits et n'a pas fait disparaître la dimension militaire.
Une telle remise en ordre théorique est d'autant plus nécessaire qu'une « théorie est aussi un outil de combat ». Un changement de doctrine a des implications pratiques sensibles en terme de niveaux ou de types d'armements, de déploiements ou de degrés d'alerte.
Section II. Les nouvelles dimensions de la stratégie.
Sous section I. Inversion du rapport guerre/stratégie.
217. La globalisation de la stratégie.
« Alors que la stratégie traditionnelle ne se situait que dans la guerre, la stratégie aujourd'hui n'est plus limitée à la guerre. La stratégie déborde de l'action violente pour couvrir une gamme très étendue de contraintes et d'intimidations et finalement pour commander tout l'agir. Elle devient « l'art de coordonner l'ensemble des forces de la nation pour assurer à celle ci la place et le rôle définis par le projet politique du gouvernement. »
En France, naissance de deux concepts :
- Stratégie totale (général Beaufre) définie comme « chargée de concevoir la conduite de la guerre totale. Son rôle est de définir la mission propre et la combinaison des diverses stratégies générale, politique, économique, diplomatique et militaire. » Au sein de celle ci la guerre a perdu sa place prééminente. Elle subsiste, mais sans pouvoir monter aux extrêmes, elle n'est plus un mode de règlement des antagonismes fondamentaux. C'est une combinaison d'actions diverses qui permet d'obtenir la décision politique.
- Stratégie intégrale (général Poirier) définie comme « théorie et pratique de la manœuvre de l'ensemble des forces de toute nature, actuelles et potentielles, résultant de l'activité nationale, elle a pour but d'accomplir l'ensemble des fins définies par la politique générale. » Elle combine « les résultats des 3 stratégies économique, culturelle, militaire ….. dans une unité de pensée et d'action qui combine et leurs buts et leurs voies et moyens. » Le résultat est une évolution vers un stade supérieur que le philosophe Jean Guitton a proposé d'appeler métastratégie pour signifier que l'acte stratégique peut désormais porter sur les fins ultimes, qu'il devient ainsi un acte philosophique.
218. Critique de la stratégie intégrale.
La stratégie intégrale est le point logique d'aboutissement de la théorie stratégique à l'ère nucléaire. En même temps ce concept n'est qu'un type idéal. Il ne représente pas la pratique des Etats. « C'est là la notion abstraite à laquelle ne correspond aucun contenu positif. » (L Poirier)
La complexité des sociétés contemporaines fait obstacle à la réduction de la politique à la stratégie. Dans un système démocratique, l'opinion peut rejeter les contraintes de la stratégie intégrale. « La caractéristique fondamentale des démocraties dans les pays développés, depuis la fin de la seconde guerre mondiale (…) est le passage progressif d'une politique de puissance à une politique de bien être. » Dans un Etat totalitaire, l'idéologie suscite des comportements qui peuvent nuire à la puissance de l'Etat.
« La stratégie intégrale, est d'abord une politique impériale. »
219. Les dangers de l'impérialisme stratégique.
Une focalisation trop exclusive sur la stratégie comporte un risque permanent de fascination pour ses objectifs propres qui aboutit à une incompréhension d'une réalité sociale infiniment complexe et, pour tout dire, à l'oubli du sens commun. »
220. La nécessaire primauté de la politique.
On en revient à la vérité première de Clausewitz. La nécessaire dépendance de la stratégie à l'égard de la politique demeure « la politique doit être agissante afin de faire contrepoids aux excès d'Etat-majors ou d'experts fascinés par leur propre domaine. » Et c'est ainsi que cela se passe dans les démocraties. En temps ordinaire, c'est la politique de défense qui préside à l'allocation des ressources que réclame la stratégie. Les exigences propres de cette dernière sont alors en concurrence avec celles de la politique sociale, de la politique éducative...
Même si la distinction entre stratégie et diplomatie n'est plus aussi claire que par le passé, elle n'a pas disparu. L'extension du champ de la stratégie n'abolit pas la diplomatie qui reste la manifestation permanente des Etats, et dont la logique est différente de celle de la stratégie. Alors que la technique impose de plus en plus sa loi à cette dernière au détriment de la marge de manœuvre du stratège, la puissance de la personnalité est toujours aussi grande en diplomatie.
Sous section II. Inversion du rapport utilisation de la force/menace de la force.
221. L'essence de la dissuasion.
« La guerre nucléaire n'est plus une guerre puisqu'elle supprime le duel et lui substitue le meurtre d'une victime sans défense. A l'ère atomique, le risque est toujours plus grand que l'enjeu dès lors que les intérêt vitaux de l'agressé peuvent être mis en cause et qu'il dispose d'un volume de forces nucléaires lui permettant de satisfaire au principe de suffisance. L'impossibilité d'échapper aux représailles rend irrationnelle toute entreprise susceptible de déclencher le feu nucléaire. »
Dès lors un conflit comportant le risque de recours à l'arme nucléaire doit être évité à tout prix car même celui qui dispose d'une supériorité écrasante ne peut avoir la certitude absolue d'échapper à la riposte de l'adversaire. C'est cette remise en cause de la notion de rapports de force qui fonde le pouvoir égalisateur de l'atome (général Gallois) d'où découlent toutes les théories sur :
- La dissuasion minimale (Lawrence Freedman)
- La dissuasion proportionnelle (général Gallois)
- La dissuasion du faible au fort (Lucien Poirier).
222. Les composantes de la dissuasion : stratégie déclaratoire et stratégie opérationnelle.
« La crédibilité de la dissuasion dépend non seulement de la fiabilité de l'arme, mais aussi de la conviction qu'a l'ennemi potentiel que son détenteur serait prêt à s'en servir. D'où l'importance des « signaux » que le détenteur de l'arme nucléaire adresse à ses ennemis potentiels (stratégie déclaratoire). Mais pour être crédible cette stratégie doit être cohérente et proportionnée tant aux moyens qu'aux enjeux. On n'étend pas la garantie nucléaire à n'importe quoi et notamment pas aux autres, même alliés. En même temps, elle ne doit pas fixer trop précisément le champ des intérêts vitaux pour ne pas laisser à l'adversaire l'impression qu'il a les mains libres au-delà. »
223. Histoire de la dissuasion.
- XVIIIe siècle. Le comte de Schaumbourg-Lippe esquisse une théorisation de l'effet psychologique de la guerre.
- 1895. Mahan utilise plusieurs fois le terme de dissuader dans un article sur le blocus.
- 1911. Julian Corbett parle de Deterrent Power, notion nouvelle que l'on ne peut traduire en français.
- 1932. Le maréchal Pétain recommande la création d'une force aérienne indépendante capable de menacer l'Allemagne de bombardements dissuasifs.
- 1940. Le président Roosevelt décide de transférer la flotte de guerre américaine de la côte ouest à Hawaï pour dissuader (deter) le Japon.
« Mais ce n'est qu'à l'ère nucléaire que la dissuasion devient une catégorie stratégique à part entière placée sur le même plan que la stratégie d'action et même au dessus d'elle. Cette notion de dissuasion commence vraiment à être comprise et acceptée à partir du moment où les soviétiques possèdent eux mêmes un arsenal nucléaire. La bombe atomique ne peut plus être considérée comme une munition comme les autres. »
224. Le couple dissuasion – action.
Conséquence logique de la disproportion entre l'attaque et la défense, la stratégie de dissuasion prime la stratégie de l'action. Dans la première il n'y a pas de contrainte positive, mais simplement incitation à ne pas agir. « Quand on veut empêcher il y a dissuasion ; quand on veut réaliser, il y a action. »
Au milieu des années 1960, Thomas Schelling développe la doctrine d'une stratégie de persuasion ou de contrainte dans laquelle la menace de l'arme nucléaire est agitée dans un but positif pour contrainte l'adversaire à agir dans un sens déterminé.
Dissuasion et action sont les principes premiers de la stratégie contemporaine. Ils ne sont pas réductibles l'un à l'autre et toutes les fonctions se ramènent à eux.
225. La tentation d'une stratégie nucléaire d'action.
« La puissance de l'arme nucléaire fait penser que la guerre deviendrait impossible. Mais la dissuasion ne peut prétendre couvrir l'ensemble du champ de la stratégie. On aboutit ainsi à une dualité stratégie nucléaire/stratégie classique qui devrait recouvrir la dualité dissuasion/action. Le problème est que ces deux distinctions ne coïncident pas. La stratégie nucléaire a essayé de déborder de sa sphère d'origine, la stratégie de dissuasion, pour se faire reconnaître une place dans une stratégie d'action. L'histoire de l'arme nucléaire peut ainsi être considérée comme celle de son insertion dans le jeu politique d'abord, dans le processus militaire ensuite. »
226. L'instabilité de la dissuasion.
Au lieu de s'exclure dissuasion et action seraient appelées à se combiner. Mais cela a deux conséquences.
- « Le cas marginal va commander l'ensemble.. Il faudra se garder de rendre l'odieux possible » donc envisager toutes les possibilités. La construction peut être remise en cause si un seul seul élément est oublié.
- Comme il faut prévoir toutes les situations, il nous faut davantage de tout, il faut se prémunir contre chaque sorte de guerre et se préparer à mener chacune si la dissuasion échoue.
La conséquence directe de cela a été la croissance des arsenaux nucléaires tant quantitative que qualitative. Ce phénomène de course aux armements est révélateur de l'instabilité de la dissuasion. Cette instabilité a été entretenue par le jeu complexe de la rivalité entre les deux Grands, du fonctionnement interne des complexes militaro-industriels, de la sophistication des doctrines, de la dynamique du progrès industriel qui incite à concevoir de nouvelles armes pour surclasser l'autre ou pour anticiper sur ces possibles découvertes, et aussi pour la fragmentation de la stratégie.
Cette instabilité n'a jamais dégénérée en guerre centrale soit parce qu'il y aurait une dissuasion existentielle résultant de la seule existence de l'arme ou une dissuasion par constat découlant du constat qu'il existe des enchaînements inéluctables qui rendent le recours à la guerre entre puissances majeures presque impossible.
227. Le déclin de la dissuasion ?
Le thème du déclin de la dissuasion est régulièrement évoqué parce que la stratégie de la dissuasion suscite une réaction de rejet. En effet elle est moralement et politiquement discutable.
- Moralement parce qu'elle repose sur une menace d'extermination de populations entières.
- Politiquement parce qu'elle condamne toute idée de victoire.
Le déclin des armes nucléaires obéit à des motifs intéressés. Il s'agit de suggérer aux candidats à l'entrée dans le club nucléaire que cela n'en vaut pas la peine et accessoirement de dévaloriser un facteur de puissance de la Grande-Bretagne et de la France.
Sous section III. Inversion du rapport stratégie des moyens / Stratégie opérationnelle.
228. Stratégie des moyens et stratégie opérationnelle.
Dans une stratégie d'action, la dimension opérationnelle prédomine. C'est le dire des armes qui sanctionne la pertinence ou la faillite d'une stratégie. Au XXe siècle avec l'industrialisation de la guerre et le progrès technique la définition des moyens devient primordiale.
- Coûts qui obligent à des arbitrages budgétaires.
- Programmes de plus en plus longs à concevoir.
- Parce que les choix engagent la politique dans l'avenir.
Ces problèmes incitent le général Poirier à distinguer entre stratégie des moyens et stratégie opérationnelle. La première est constamment en action et la seconde est virtuelle et n'est destinée à être mise en œuvre qu'en cas de guerre ou d'action militaire.
D'où le soin avec lequel les gouvernements contrôlent désormais la définition de la stratégie militaire au lieu de l’abandonner comme par le passé aux états-majors. L'articulation politico-militaire a évolué dans le sens d'un développement de la dimension politique.
229. Dévalorisation de la stratégie opérationnelle.
L'impossibilité d'un conflit direct volontaire entre les puissances nucléaires conduit logiquement à la dévalorisation de la stratégie opérationnelle.
Mais une puissance nucléaire doit faire face à toutes les éventualités, ce qui implique de disposer d'une stratégie pour répondre aux crises ou aux guerres contre des puissances non nucléaires et également imaginer des scenarii de guerre limitée.
230. Concentration et diffusion de la puissance.
L'accélération du progrès technique va dans le sens d'une concentration de la puissance. Le reste du monde ne peut rivaliser avec les grandes puissances qui ne peuvent faire jeu égal avec la superpuissance américaine.
Mais les effets du progrès technique favorisent l'apparition de nouveaux moyens accessibles à un grand nombre d'Etats. Des panoplies d'armes beaucoup plus diversifiées aboutissent à une diffusion de la puissance particulièrement nette dans le domaine naval (voir n°310).
La concentration et la dispersion de la puissance se manifestent simultanément sans qu'il y ait contradiction. Simplement la puissance militaire ne se réduit plus à un modèle unique.
Section III. Blocage et contournement.
231. La dilatation de l'espace stratégique.
Désormais le système stratégique s'est dilaté jusqu'à coïncider avec le système international et donc à devenir planétaire. Tout affrontement dans une région donnée est susceptible d'avoir des répercussions dans d'autres régions, surtout si une grande puissance est en cause.
Mais cet espace unifié est fragmenté avec une différence de nature entre les territoires sanctuarisés par la dissuasion et ceux qui ne le sont pas. La conséquence est un développement de la stratégie indirecte qui se traduit par trois nouveautés essentielles.
232. L'émergence d'un dialogue stratégique.
Les doctrines énoncées en permanence et les programmes d'armement composent une politique et une stratégie déclaratoires qui se superposent à la stratégie opérationnelle. Elle a pour but fondamental d'adresser des signaux à l'adversaire potentiel et aux alliés, mais elle doit, en même temps respecter les normes diplomatiques en usage et surtout être acceptable par les groupes de pression et par l'opinion publique sur un plan interne. Les puissances nucléaires ayant intérêt à éviter l'anéantissement, elles ont développé dans les années 1960 la théorie de l'arms control (maîtrise des armements ou régulation des armements).
L'objectif affiché est celui de la stabilité de l'équilibre stratégique, qui passe par la reconnaissance ou au moins l'admission implicite de la parité. Cela passe par des discussions directes entre les grandes puissances. L'échec a été complet. Entre 1969 (début de Salt I) et 1979 (traité Salt II), le nombre de têtes nucléaires a été multiplié par 4 ou 5. Les réductions prévues par Start II si elles étaient respectées ne ramèneraient pas le niveau des arsenaux à celui de 1969.
233. La dilution de la distinction entre la paix et la guerre : guerre froide et manœuvre de crise.
Après 945, l'impossibilité d'une guerre directe entre les super puissances s'accompagne d'une tension permanente entre deux camps antagonistes qui se livrent à une course aux armements et s'affrontent périodiquement dans des crises locales ou régionales dont ils prennent soin de limiter l'escalade afin qu'elles ne dégénèrent pas en guerre (guerre froide). Celle ci se caractérise par une manœuvre de crise, les crises devenant un mode normal de gestion de la rivalité dans les zones périphériques du système, notamment dans le Tiers monde.
234. La synthèse de la grande guerre et de la petite guerre. La guerre révolutionnaire.
Durant la IIe Guerre mondiale, développement massif de la guerre de partisan. La figure du partisan prend une nouvelle dimension lors des guerres de décolonisation. On passe ainsi de la guérilla à la guerre révolutionnaire théorisée par Mao et Giap.
Mao Ze Dong développe la théorie de guerre prolongée articulée en trois phases :
- Défense stratégique.
- Équilibre des forces.
- Offensive stratégique.
Le général Giap plaide pour une triple synthèse :
- Adaptation au terrain, au climat, aux hommes pour attaquer les points faibles avant les points forts.
- Encercler l'ensemble, passer à l'action sur des points sélectionnés.
- Attaquer d'abord la ligne extérieure, ouvrir une brèche et percer en profondeur.
D'une manière générale, une guerre révolutionnaire peut remporter de grands succès si elle conjugue trois conditions.
- Tirer parti du terrain, en particulier dans les campagnes (la guérilla urbaine est beaucoup plus délicate à mener).
- Établir une osmose entre les combattants et la population. Sans le soutien de celle ci, ou au moins se neutralité bienveillante, un maquis ne pourra se maintenir longtemps.
- Disposer du soutien d'une tierce puissance qui peut relayer les revendications sur le plan international et apporter un soutien logistique. La dimension politique est importante, mais elle ne saurait se substituer à la dimension militaire.
Section IV. Le système stratégique.
Sous section I. Théorie du système stratégique.
235. La notion de système.
« Le système est un ensemble organisé dont tous les éléments sont en relation constantes et qui possède une régulation interne. Il est immergé dans un environnement dont il subit les contraintes et reçoit les demandes et il réagit en produisant des décisions. Un courant d'échanges continu s'établit ainsi entre le système et son environnement, avec un mécanisme de rétroaction qui assure sa stabilité. » Le système a pour but de parvenir à l'équilibre, mais celui ci n'exclut pas de brusques ruptures, des transformations fondamentales résultant d'une défaillance du mécanisme de rétroaction.
« En prenant en compte l'ensemble des contraintes qui s'exercent sur le système de l'extérieur et la multiplicité de ses composantes internes, la théorie générale des systèmes fait ressortir toutes les potentialités conflictuelles et les mécanismes par lesquels elles se résolvent de manière pacifique, institutionnelle, où se transforment en crises qui aboutissent à des modifications fondamentales. »
« La théorie générale des systèmes peut permettre l'élaboration de modèles stratégiques rendant compte de l'interpénétration des stratégies à l'époque contemporaine, tant sur un plan spatial que sur un plan fonctionnel, et montrant comment les acteurs conservent malgré tout une marge de manœuvre dont ils peuvent user.
236. Système stratégique et système technicien.
En 1977, Jacques Ellul applique l'analyse systémique à la technique. Les caractéristiques qu'il donne au système technicien sont transposables pratiquement sans modification au système stratégique.
L'autonomie. « Technique autonome, cela veut dire qu'elle ne dépend finalement que d'elle même, elle trace son propre chemin, elle est un facteur premier et non second, elle doit être considérée comme «organisme » qui tend à se clore, à s'auto-déterminer : elle est un but par elle-même. Il y a là une constance de la stratégie. La recherche d'une rationalité dépendant le moins possible des finalités politiques. La stratégie se forge ses propres règles et cherche à fonctionner en système clos. »
L'unité. « Les techniques sont liées les unes aux autres de façon qu'elles n'existent que les unes par les autres et sont en tout point dépendantes. La fragmentation de la stratégie, à l'époque contemporaine, va dans le même sens, avec une palette qui va de la dissuasion à l'action, de la stratégie nucléaire à la guerre révolutionnaire et à la subversion. Toutes ces composantes sont liées. La stratégie contemporaine se conçoit comme un tout avec de multiples compartiments, comme un système composé de multiples sous-systèmes étroitement imbriquées. »
L'universalité. « Le système technique s'étend à tous les domaines... Il y a d'abords universalité concernant l'environnement et les domaines de l'activité humaine. Il y a ensuite universalité géographique : le système technique s'étend à tous les pays. Ces deux caractéristiques se retrouvent dans la stratégie contemporaine. La stratégie ne se limite plus à l'art de la guerre, mais met en œuvre une palette de moyens extrêmement étendue, jusqu'à aboutir à la stratégie intégrale avec ses composantes militaire, économique et culturelle. »
La totalisation. « On ne peut étudier un phénomène technique que globalement : aucune étude particulière de tel aspect, de tel effet ne peut aboutir : non seulement il ne rend pas compte du phénomène technique, mais encore, l'étude de ce point particulier est déjà en elle même inexacte puisque cette formulation est englobée dans l'ensemble technique et reçoit de lui sa véritable formulation. La totalisation est simplement l'autre face de la spécialisation. »
L'auto-accroissement. « Tout se passe comme si le système technicien croissait par une force interne, intrinsèque et sans intervention décisive de l'homme... Cet homme est pris dans un milieu et dans un processus qui font que toute ses activités, même celles qui apparemment n'ont aucune orientation volontaire, contribuent à la croissance technicienne, qu'il y pense ou non, qu'il le veuille ou non. En stratégie, cette caractéristique s'incarne, de manière presque caricaturale, dans le complexe militaro-industriel. »
L'automatisme. « Dans chaque situation nouvelle, pour chaque domaine nouveau, les techniques se combinent de façon qu'au résultat et de façon indépendante d'une décision humaine, c'est plutôt telle technique qui est appliquée, telle solution qui est apportée … l'automatisme n'aliène pas au début le choix, mais consiste à trier dans les choix effectués, ceux qui sont conformes à l’impératif stratégique et ceux qui ne le sont pas. Cet automatisme aboutit à un modèle scientifique (ou se voulant tel) de la stratégie, niveleur des cultures stratégiques. »
La progression causale et l'absence de finalité. « La technique ne se développe pas en fonction de fins à poursuivre, mais en fonction des possibilités déjà existantes de croissance. A l'ère nucléaire, un arsenal se conçoit moins en fonction de l'adversaire prévisible ou des fins de la politique étrangère qu'en fonction des perspectives techniques ouvertes par la recherche. »
L'accélération. « Le système stratégique a connu une accélération sans précédent depuis 1945, non seulement dans ses aspects techniques, mais aussi dans ses aspects politiques. »
Il y a une concordance étroite entre le système technicien de Jacques Ellul et la stratégie intégrale du général Poirier.
Sous section II. Globalité du système.
237. Système d'arme,système de forces, système stratégique.
Depuis 1945, modification structurelle qui entraîne une complexité croissante à tous les niveaux.
Au plan technique, on parle de plus en plus de système d'arme, c'est-à-dire que les armes modernes sont inutilisables sans un environnement fait de senseurs, de calculateurs, de relais. Il ne s'agit plus de l'idée classique selon laquelle la liaison des armes accroît leur efficacité, mais bien d'une dissociation des différentes fonctions au sein des matériels eux mêmes.
Aujourd'hui dans une armée moderne, les effectifs combattants ne représentent qu'une minorité et leur efficacité dépend presque entièrement de ce que leur apportent des éléments d’information, de communication, de décision, de soutien hypertrophiés et qui ne sont plus interchangeables.
L'information est distribuée à flot continu, en temps réel et à tous les échelons, pour, à la fois assurer une connaissance aussi complète que possible de l'environnement stratégique tout entier et réagir, ou mieux encore anticiper toute situation.
La communication est assurée par une palette de moyens de plus en plus rapides et efficaces, mais aussi de plus en plus vulnérables, d'où le développement de mesures de protection, mais aussi d'agression.
La décision doit maîtriser des paramètres de plus en plus nombreux et divers. Cela a débouché sur le micro-management, c'est-à-dire la direction d'une affaire à tous les niveaux par l’autorité centrale, souvent jusque dans les moindre détails.
Le soutien est désormais permanent et massif.
Au plan stratégique, le système stratégique est l'articulation de toutes les forces mises au service de la stratégie totale, intégrale ou nationale.
238. Le complexe militaro-industriel.
Désormais l'industrie de défense marginale jusqu'au XXe siècle est devenue d'une importance capitale pour les Etats. « De moyen de la politique étrangère et militaire, les industries de défense sont devenues une fin en soi au nom de l'emploi et de la croissance. »
C'est Eisenhower qui utilise pour la première fois le terme de complexe militaro-industriel. Pour certains auteurs (Wright Mills, Cooks, Melman), il y a une militarisation de l'économie américaine avec de nombreux liens entre le Pentagone et les grandes entreprises de défense. Mais en fait on remarque que sur le long terme le budget de la Défense augmente moins vite que le PIB. « L'image du complexe militaro-industriel résulte donc le plus souvent d'une contestation idéologique de la société américaine que d'une description objective de la réalité des sociétés techniciennes. »
239. La relation entre facteurs internes et rivalités internationales.
Un élément à ne jamais oublier. La stratégie suppose un adversaire désigné. De même pour faire une course aux armements il faut être au moins deux. Les raisons.
- Pour dissuader un adversaire de tout comportement hostile.
- Pour se placer dans une position plus forte pour attaquer ou pour augmenter son poids diplomatique.
- Pour des raisons de politique intérieure. Colin Gray recense 8 influences internes qui « réagiront réciproquement pour produire une incitation aux stimulants de la course aux armements perçus comme impératifs à cause de la menace extérieure.
1. L'inertie.
2. La technique.
3. L'intérêt des décideurs.
4. L'épidémiologie (peur d'être dépassé par l'autre).
5. La planification (très difficile à remanier)
6. La doctrine stratégique.
7. Le gouvernement et ses rapports avec les armées.
8. La localisation géographique.
Section V. Essai de prospective stratégique.
240. Les « système des systèmes ». La révolution dans les affaires militaires.
La « Révolution in Military Affairs (RMA) apparaît aux alentours des années 1990 aux USA. L'idée centrale est que la guerre a désormais radicalement changé de mode de fonctionnement, sinon de nature, avec l’avènement des nouveaux moyens de surveillance, de repérage et de transmission et la mise au point d'armes à grande portée et de grande précision. Celui qui dispose d'une panoplie complète jouit désormais d'un avantage décisif sur son adversaire, qui est condamné à encaisser les coups sans le rendre. Le courage humain se trouve désarmé face au triomphe de la technique. La RMA permettait d’éliminer l’incertitude pour celui qui la maîtrise .
241. Critique du discours de la RMA.
Le grand intérêt du débat autour de la RMA est de souligner la nécessité d'une architecture globale et d'une cohérence entre les aspects techniques et opérationnels.
Mais la débauche de moyens dans le domaine du renseignement ne permet pas d'éliminer le facteur humain et celui ci reste incapable de tirer un profit maximal constant des instruments qu'il met en œuvre. La technique réduit la friction sans pour autant la faire disparaître.
La RMA est d'abord un discours avant d'être une véritable mutation technique.
242. Signification du discours de la RMA.
« La RMA est d'abord une opération de légitimation de la structure et de l'évolution des forces armées américaines (montrer que le Pentagone s'est adapté aux bouleversements de tous ordres qui se produisent actuellement). Mais la RMA véhicule également un message à usage externe. Les États-Unis proposent une nouvelle fois un modèle au monde entier. Ils démontrent que leur avance demeurera quoi qu'il arrive et que l'avenir appartiendra aux armées qui se conformeront à ce modèle, c'est-à-dire s'aligneront sur le standard américain. »
Mais vouloir suivre les États-Unis dans ce domaine pose des problèmes.
- C’est se condamner à rester à la traîne par manque de moyens.
- C’est s'aligner de facto sur les modes de raisonnement américains.
Par ailleurs il existe un grand nombre de situations dans lesquelles la volonté politique et l'efficacité professionnelle des soldats restent plus déterminantes que les perfectionnements techniques.
« L'exemple de la RMA rappelle la nécessité de concevoir la stratégie de manière globale et non à partir d'un paramètre unique, qu'il soit technique ou doctrinal. »
243. Vers des modèles dissymétriques.
Il est faux de prétendre que les puissances secondaires n'ont plus aucun moyen de résister à la puissance impériale. Mais elles doivent rechercher des solutions alternatives tirant parti au mieux des atouts dont elles peuvent disposer.
- Terrain lorsqu'il est favorable.
- Courage et habileté des combattants
- Recours aux moyens techniques modernes.
« Le commandant Brossolet avait proposé dans les années 1970, un modèle de techno-guérilla fondé sur la dispersion de modules indépendants disposant d'armes portatives antichars ou antiaériennes. Dédaigné par l'EM français, ce modèle a été repris par un courant alternatif allemand dont la figure la plus représentative est Horst Afhelt . Aujourd'hui il pourrait retrouver une nouvelle actualité. Face à des modules indépendants, bénéficiant du choix du terrain, la domination de l'infosphère perd une partie de son intérêt, la capacité de frappe à grande distance contre un adversaire difficile à identifier se trouve amoindrie. En schématisant, on peut dire que la réponse à une révolution dans les affaires militaires qui renforce, quoi qu'en disent ses partisans, la centralisation, réside dans l recherche d'un modèle décentralisé. »
« L'Etat qui choisirait un tel modèle s’exposerait malgré tout à des représailles terribles qui désorganiseraient ses structures politico-administratives et économiques. »
244. L'attente stratégique.
« Depuis la fin de la guerre froide, la plupart des Etats pensent qu'aucune confrontation majeure n'est à craindre avant 15, 30 voire 50 ans. Le général Poirier a qualifié cette situation d'attente stratégique : aucune manœuvre n'étant nécessaire à court terme, il faut maintenir une veille, aussi bien technique que doctrinale, qui permette de faire face, le moment venu, à une modification du système international. Il faut raisonner non plus en termes de menaces, mais de capacités, en vue de faire face à n'importe quelle éventualité et de pouvoir opérer une remontée en puissance en cas de besoin. »
245. La nouvelle manœuvre de crise.
Devant le développement des crises régionales et locales, les puissances occidentales développent des stratégies de prévention et de maîtrise des crises :
- Maintien de la paix.
- Restauration de la paix.
- Imposition de la paix.
Cela peut déboucher sur des opérations militaires ponctuelles et limitées (dans le temps, leur but, le volume des forces engagées).
Ces actions militaires sont complétées par des actions d'environnement.
- Action d'accompagnement (communication, actions militaires discrètes, ponctuelles, limitées)
- Affaires civiles (préserver ou rétablir le fonctionnement des institutions et services publics).
- Actions humanitaires (en faveur des populations).
La conduite de ces opérations est difficile.
En l’absence d'ennemi désigné, il ne faut pas chercher à vaincre mais à maîtriser l'espace pour créer les conditions d'un règlement politique.
L'obsession de limiter les pertes et l'omniprésence des médias limitent la liberté d'action des intervenants.
Cette politique est gouvernée par des principes différents des principes de la guerre traditionnelle.
- Crédibilité. Il faut que les groupes visés soient convaincus, à la fois de la volonté et de la capacité de la puissance qui s'engage.
- Réversibilité. Il faut toujours garder la possibilité de se désengager.
- Adaptabilité à une gamme de missions différentes et à des adversaires potentiels dont les logiques culturelles peuvent varier énormément.
246. L'impossible prospective stratégique.
La multiplicité des variables à prendre en compte exclut toute prévision assurée.
247. L'irréductible spécificité de la stratégie.
« Vouloir faire de la dimension militaire un élément parmi d'autres, aujourd'hui déclinant face la montée de la dimension économique et démodé à l'époque de la révolution de l'information, résulte, à la fois d'une vision ethnocentrique, qui ignore la persistance de la diversité des cultures et d'antagonismes nationaux ou nationalitaires qui revêtent des formes extrêmes et une méconnaissance de la nature de la stratégie, fondée sur une relation conflictuelle et sur la possibilité d'infliger une mort physique à un ennemi. »
« La guerre est le terrain de la vie et de la mort, c'est la voie qui mène à la survie ou à l'anéantissement. » (Sun Tzu)
Fin