Coutau-Bégarie. Traité de stratégie. V. La stratégie en tant qu'art. (NDL)

Chapitre V. La stratégie en tant qu’art.

 

 

Section I. L’évolution de la stratégie.

 

177. Le point de départ de l’évolution, la constitution de la stratégie.

 

Sans être inexistante, jusqu’au XVIIIe siècle, la stratégie s’est trouvée enfermée dans des limitations imputables à des raisons techniques, mais aussi politiques.

 

A partir du XVIIIe siècle, la croissance de l’Etat permet le passage à des armées permanentes de plus en plus nombreuses et de mieux en mieux équipées. Le combat devient de plus en plus une affaire de technique.

 

178. Le sens de l’évolution, la loi de la complexité croissante.

 

Les effets de la croissance sont multiples.

 

  • Obligation de fractionner les armées trop nombreuses pour être réunies en une masse unique. Cela provoque une dilatation du théâtre d’opérations.

 

  • Possibilité de la continuité de la guerre permise par la mise en repos d’une partie des forces. Le soldat moins rare, devient moins cher, plus « consommable » sur le champ de bataille.

 

  • Diminution de l’importance du terrain, dès lors que les forces ennemies ne peuvent plus s’appuyer sur lui pour échapper à la confrontation avec l’ennemi.

 

La stratégie prend ainsi de nouvelles dimensions.

 

1. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la stratégie était fondamentalement opérationnelle. C’était le talent du chef à concevoir et conduire la manœuvre qui décidait de l’issue de la campagne.

 

2. Au milieu du XIXe siècle, la stratégie opérationnelle se voir concurrencée par la dimension logistique, qui s’avère décisive dans la guerre de Sécession.

 

3. Cette capacité de mobilisation de l’ensemble des ressources de la nation repos sur l’attitude du peuple, qui doit accepter les contraintes très lourdes qu’elle entraîne (développement de la dimension sociale).

 

4. À la fin XIXe siècle, après la multiplication des inventions, la dimension technique, qui était jusqu’alors secondaire, se met alors à croître en importance jusqu’à devenir décisive (naissance de la stratégie globale, grande stratégie, stratégie générale).

 

Dimension opérationnelle

Guerre classique

I

I

I

Dimension sociale

Guerre nationale Révolution française

I

I

I

Dimension logistique Guerre de Sécession

Guerre industrielle 1er Guerre mondiale

I

I

I

Dimension technique

Guerre technicienne 2e Guerre mondiale

 

179. Le rythme de l’évolution. Continuité et révolutions.

 

Aucune théorie sur les phases et la durée des évolutions dans le domaine militaire n’est pleinement satisfaisante (problèmes de chronologie et de conceptualisation)

 

180. Les facteurs de l’évolution. Innovations et institutions.

 

En règle générale, il faut une période de maturation plus ou moins longue sans laquelle le moyen nouveau tombe dans le vide. L’innovation technique doit être assimilée par l’institution. Souvent des équipements nouveaux sont engagés sans avoir atteint les niveaux qualitatifs et quantitatifs qui leur permettraient d’être décisifs.

 

Section II. Les options stratégiques.

 

181. La manœuvre stratégique.

 

Définition de la manœuvre. Il s’agit de « la combinaison d’actions planifiées dans l’espace et dans le temps, menées dans un domaine particulier et contribuant à atteindre l’objectif fixé dans le cadre de la mission. »

 

182. Les modèles du général Beaufre.

 

Il détermine 5 modèles.

 

1. Le modèle de la menace directe. Ce modèle sert actuellement de base à la stratégie de la dissuasion.

 

2. Le modèle de la pression indirecte. Il cherche la décision par des actions insidieuses de caractère politique, diplomatique ou économique.

 

3. Le modèle par actions successives qui combine au besoin la menace directe et la pression indirecte avec des actions de force délimitées.

 

4. Le modèle de la lutte totale prolongée de faible intensité. C’est le modèle des guerres de décolonisation.

 

5. Le modèle du conflit violent qui vise à la victoire militaire (Clausewitz).

 

Mais cette classification fondée sur un seul critère pose des problèmes d’utilisation car trop spécialisée.

 

Coutau-Bégarie propose pour sa part une classification binaire dont la combinaison permet de rendre compte de la diversité des situations historiques.

 

  • Stratégie conventionnelle ----- Stratégie alternative.

 

  • Stratégie de guerre totale ---- Stratégie de conflit limité.

 

  • Stratégie d’anéantissement --- Stratégie d’usure.

 

  • Stratégie de destruction ---- Stratégie d’interdiction.

 

  • Stratégie directe ------ Stratégie indirecte.

 

  • Stratégie offensive ---- Stratégie défensive.

 

183. Stratégie conventionnelle / Stratégie alternative.

 

Il faut faire la distinction entre :

 

La guerre réglée qui met en œuvre une stratégie conventionnelle opposant des armées régulières couvertes par le droit de la guerre.

 

La guerre irrégulière qui met en œuvre des stratégies alternatives, ne connaissant aucune règle, car l’un au moins des protagonistes n’est pas reconnu en tant qu’ennemi, soit parce qu’il n’est pas militaire (partisans, maquisards), soit parce qu’il n’appartient à aucune unité politique légitime (insurgés, révoltés).

 

La guerre irrégulière ne connaît aucune limite, puisqu’elle peut frapper l’ennemi par tous les moyens sans être tenu par une quelconque éthique guerrière ou par des normes juridiques. Ce type de guerre est une dimension constante de l’histoire.

 

La dimension stratégique dans la guerre irrégulière est plus faible que dans la guerre réglée. L’une des caractéristiques les plus constantes des troupes irrégulières est leur indiscipline, leur refus de se soumettre à une autorité centralisée. Supérieur sur le plan tactique, les partisans sont généralement incapable d’exploiter leurs succès sur un plan stratégique, par incapacité à prévoir un plan d’ensemble.

 

Ce n’est qu’au XXe siècle que la guerre irrégulière a pris une tournure systématique et centralisée lorsqu’elle est devenue révolutionnaire, c'est-à-dire lorsque des révoltés ont cédé la place à des militants animés par une idéologie consciente et encadrés par un appareil structuré, capable de leur assigner des buts à long terme et d’exiger d’eux un engagement total.

 

Il faut faire la distinction entre guérilla et guerre de partisans.

 

  • La guérilla (petite guerre), couvre toutes les opérations secondaires de la guerre dans lesquelles on se propose de nuire à l’ennemi sans toutefois en venir à un combat décisif.

 

  • La guerre de partisans se propose de « frapper l’ennemi sur les points où l’on ne peut porter des masses considérables, de le tenir en alerte, de le harceler, de lui couper les vivres, et cela sans s’exposer à de grands dangers.

Dans la petite guerre, tout peut être régulier, dans la guerre de partisans tout est irrégulier. Les opérations de la première sont nécessairement liées aux opérations principales de la guerre ; celles de la seconde en sont entièrement indépendantes. » (Carl von Decker)

 

Le rôle de la guerre des partisans s’est accru avec le développement des armées qui nécessite d’importants moyens logistiques (problème du contrôle des voies de communications)

 

184. Stratégie de guerre totale / stratégie de conflit limité.

 

« Si la guerre est la continuation de la politique avec d’autres moyens (…) elle doit d’abord être conçue en fonction de sa fin. » Il faut donc opérer une distinction entre la fin politique et le but militaire. Une distinction fondamentale va donc opposer les guerres à objet limité (mais difficulté de donner une définition rigoureuse de ces deux concepts.)

 

« La guerre limitée est aujourd’hui récusée par la plupart des stratégistes qui répugnent à reprendre un débat si confus (….) du fait de son objet même qui renvoie constamment aux fins ultimes du conflit : autrement dit, qui rappelle conformément à la préoccupation de Clausewitz la primauté du politique à des stratégistes qui voudraient lui substituer une pure rationalité de l’emploi des moyens. »

 

185. Stratégie d’anéantissement, stratégie d’usure.

 

Dans les années 1880, l’Allemand Hans Delbrück pose la distinction entre

 

Stratégie d’anéantissement, qui n’a qu’un pôle, la bataille (Alexandre, César, Napoléon).

 

Stratégie d’usure, qui a deux pôles, la bataille et la manœuvre. Trop faible pour frapper un coup décisif, le général cherchera à épuiser l’adversaire par plusieurs coups de détail (Périclès, Bélisaire, Wallenstein, Gustave Adolphe, Frédéric le Grand).

 

« Delbrück a eu tort de vouloir opposer trop catégoriquement la stratégie de Frédéric II à celle de Napoléonet d’établir une généalogie de ces deux formes en suggérant que les grands capitaines s’inscrivaient dans l’une ou l’autre filiation ».

 

Sur le plan théorique cette distinction pose au moins 4 problèmes.

 

1. La guerre totale se traduit normalement par la mise en œuvre d’une stratégie d’anéantissement, la guerre limitée par une stratégie d’usure. Mais la stratégie ne dépend pas seulement des fins, elle dépend aussi des moyens. On peut concevoir une guerre totale mettant en œuvre une stratégie d’usure faute de disposer des moyens d’une stratégie d’anéantissement (et inversement). La stratégie d’usure peut être aussi la poursuite d’une stratégie d’anéantissement qui n’a pas réussi (mais dans ce cas l’usure est à peu près la même pour les deux adversaires).

 

2. Distinction purement empirique ou conceptuelle ? « Si elle est liée à l’essence même de la stratégie, elle doit trouver une application universelle quels que soient les instruments disponibles. Les scénarii de guerre nucléaire limitée ne seraient pas dans cette conception, un délire logique d’experts déconnectés de la réalité. »

 

3. Cette distinction est elle applicable indifféremment aux stratégies conventionnelles et alternatives ou est elle limitée à la seule stratégie conventionnelle ? Normalement les stratégies alternatives sont, par principe, des stratégies d’usure puisqu’elles reposent sur la volonté de refuser l’affrontement en ligne.

 

4. Cette distinction est elle transposable au plan opératif ? Le contre amiral Wylie distingue deux modes opératifs :

 

  • séquentiel : une action doit aboutir à un résultat logique et chacune dépend de celle qui la précède. Ce n’est que lorsque le premier objectif est atteint que l’on peut pousser au suivant (caractéristique de la stratégie d’anéantissement).

 

  • cumulatif. Le résultat est obtenu par une masse de petites actions indépendantes les unes des autres (caractéristiques de la guerre d’usure)

 

« La stratégie d’anéantissement doit simplement être entendue comme celle qui recherche la neutralisation de l’ennemi par les moyens les plus rapides, c'est-à-dire un engagement massif et immédiat, alors que la stratégie d’usure recourt à des engagements sélectifs et échelonnés. »

 

« Ni l’anéantissement, ni la destruction n’impliquent le massacre des soldats. Ces deux mots abstraits suggèrent que les forces ennemies deviennent incapables de continuer la lutte » (Raymond Aron)

 

186. Stratégie de destruction, stratégie d’interdiction.

 

Stratégie d'anéantissement et stratégie d'usure ont la même finalité. La destruction de l'ennemi, soit violemment et rapidement, soit plus lentement par un processus de destruction de faible intensité (attrition).

 

Une autre forme d'usure consiste à paralyser l'ennemi en lui ôtant sa capacité d’action par immobilisation de ses forces ou par neutralisation de ses centres vitaux. Cette stratégie est devenue beaucoup plus efficace depuis l'utilisation du bombardement aérien.

 

« La paralysie stratégique constitue une modalité intéressante, car moins destructrice que l'anéantissement et plus rapide à obtenir que l'attrition, mais il n’est pas certain qu'elle puisse être facilement obtenue. Elle reste un cas marginal, réalisable par celui qui dispose d'une indiscutable supériorité. »

 

187. Stratégie directe, stratégie indirecte.

 

  • La stratégie directe est celle qui opère du fort au fort en vue de la destruction ou de la neutralisation de l’ennemi, la plus complète possible, dans les délais les plus rapides.

 

  • La stratégie indirecte est celle qui opère aussi bien du fort au faible que du faible au fort, en vue, dans le premier cas de déséquilibrer ou d’affaiblir l’ennemi avant de lui porter le coup décisif, et dans le deuxième de durer pour fatiguer l’adversaire.

 

L’approche indirecte a été théorisée par Basil Liddell Hart (Coutau Bégarie est très critique sur les analyses de Liddell Hart)

 

« Le style direct implique la réduction des forces ennemies par la bataille que l’on recherche et que l’on fonde sur la puissance de l’action. Le style indirect vise à mettre l’adversaire en état d’infériorité par les actions préliminaires qui le disloquent moralement et matériellement avant que de l’achever par la reddition ou la bataille. » (GambiezSuire)

 

L’archétype de la stratégie directe est l’offensive ouverte qui n’exclut pas au niveau opératif la manœuvre sur les derrières ou de débordement. Celui de la manœuvre indirecte est la manœuvre de diversion, sur des théâtres ou dans des secteurs périphériques, destinée à fixer l’adversaire pour l’empêcher de concentrer ses forces aussi bien dans un but défensif, qu’offensif et la défense élastique, qui s’appuie sur la profondeur, pour refuser à l’attaquant l’épreuve de force qu’il recherche.

 

Section III. Stratégie offensive, stratégie défensive.

 

188. La polarité offensive – défensive.

 

« Dans la dialectique des volontés qui caractérise la stratégie, il y a celui qui attaque et celui qui se défend. Le premier veut imposer sa volonté par une stratégie offensive, le second veut empêcher l'autre de lui imposer sa volonté par une stratégie défensive. »

 

« La meilleure défensive est celle qui est animée du plus fort esprit offensif et la contre-attaque est l'âme de la défensive. »

 

« Vous devez partir d'un ordre défensif tellement redoutable que l'ennemi n'ose vous attaquer... et être tout offensif contre l'ennemi …. C'est là l'art de la guerre. Vous verrez beaucoup de gens qui se battent bien et aucun qui sache l'application de ce principe..... Tout l'art de la guerre consiste dans une défensive bien raisonnée, extrêmement circonspecte, et dans une offensive audacieuse et rapide. » (Napoléon).

 

Tout conflit est donc à la fois attaque et défense sans que l'on puisse dissocier les deux éléments. Celui qui attaque ne peut, sauf exception, le faire partout (problème de moyens). Il est donc condamné à la défensive là où il ne fait pas porter son effort principal.

 

Inversement, celui qui se défend peut recourir à l'offensive tactique condamnant son ennemi à une défensive locale et temporaire. La défensive est donc un état inévitable, nécessaire et fréquent. Pourtant elle est souvent associée aux idées de faiblesse, d'infériorité, d'immobilisme, même de lâcheté.

 

189. Trois théoriciens de la défensive.

 

La théorie de la défensive est fragmentaire. Le plus souvent elle est considérée comme un état transitoire, un expédient. Mais 3 théoriciens ont étudié la défensive.

 

1. Le comte de Schaumbourg-Lippe au XVIIIe siècle. Il décrit la faiblesse psychologique de la défensive, mais en même temps pose les bases d'un renversement théorique qui reconnaît la supériorité de la défensive.

« Un système de défense bien arrangé non seulement remédie à l'infériorité mais donne la supériorité qu'il faut pour rebuter et réduire l'offensif à l'impuissance de réussir. C'est là l'idée qu'il faut imprimer aux défenseurs. »

 

2. Clausewitz pour sa part affirme l'identité de nature de l'attaque et de la défense, tant en tactique qu'en stratégie. A partir de ce constat, il formule la loi de la supériorité intrinsèque de la défensive avec des arguments d'ordre logique et une vérification d'ordre historique.

  • La supériorité de la défensive tient à 4 facteurs

  • L’usage du terrain.

  • La possession d'un théâtre de guerre préparé.

  • Le soutien populaire.

  • L’avantage d'attendre l'ennemi.

Même tempérée par la diversité des situations concrètes, cette loi a beaucoup embarrassé ses commentateurs imprégnés de l'idéologie de l'offensive ; ils ont tenté d'en minimiser la portée voire de la nier.

 

3. Julian Corbett. Il s'attache à élucider en soulignant avec force la complémentarité de l'offensive et de la défensive. Son apport principal est de bien montrer que la distinction entre offensive et défensive doit se lire à deux niveaux :

  • En fonction de l'objet (stratégie opérationnelle)

  • Au plan stratégique.

Dans le premier état de sa réflexion, il établissait une relation mécanique entre les deux niveaux. Par la suite, il reconnaîtra que le lien n'est pas automatique.

 

190. Les deux défensives.

 

Au plan opérationnel, la défensive bénéficie d'un avantage intrinsèque dès lors qu'elle a, entre autres, le choix du terrain. La défensive ainsi conçue doit permettre de compenser une infériorité irrémédiable ou d('attendre les secours. Il s'agit de fatiguer l’ennemi et de gagner du temps. La défensive peut avoir aussi pour objet de dégager le maximum de forces pour l'offensive.

 

Au plan de la grande stratégie, la défensive n'est pas seulement l'état le plus faible. Elle est aussi l'état naturel de la puissance dominante. Celui qui est en position de supériorité poursuit un but fondamentalement négatif : le maintien du statu quo. Son adversaire poursuit un but positif : la modification du rapport de force.

 

191. La vraie valeur de l'offensive.

 

Insister sur les vertus de la défensive n'implique nullement une dévalorisation de l'offensive seule capable d'assurer la destruction de la puissance ennemie parce qu'elle recherche une fin positive. Se contenter de vouloir montrer à l'autre qu'il ne peut pas gagner sans rechercher la destruction de ses forces, c'est lui laisser la possibilité de conduire une lutte sans fin, en le laissant libre de définir l'alternance des phases d'activité et de repos, avec le risque de s'user, surtout moralement, plus vite que lui.

 

Clausewitz, n'a jamais suggéré, ni que la guerre devait être conduite dans une optique défensive, ni que l'attaque ne pouvait être conduite qu'avec une supériorité numérique (importance de la supériorité morale).

 

Déterminer le point d'équilibre à partir duquel l'attaquant doit s'arrêter et passer à la défensive est l'une des décisions les plus difficiles qui soient. Le bien fondé d'une offensive s'apprécie non seulement en fonction des moyens, mais aussi du plan de campagne.

 

192. La dialectique offensive-défensive.

 

L'affirmation de la supériorité de la défensive doit surtout être considérée d'un point de vue théorique : elle constitue un genre supérieur parce qu'elle permet de compenser, dans une certaine mesure, une infériorité qui serait irrémédiable dans l'offensive. Mais cette assertion n'est pas d'application universelle. Sa valeur varie selon les milieux, et les formes de la stratégie (vrais pour le milieu terrestre, faux pour les milieux maritimes et aériens).

 

L'offensive et la défensive ne sont pas des rôles assignés à l'avance. Dans bien des situations, il est difficile de déterminer qui est l'attaquant et qui est le défenseur.

 

193. Un troisième terme ?

 

Le colonel Camon a proposé l'attente stratégique « dans laquelle le chef ayant préparé divers modes d'emploi des forces, subordonne le choix définitif d'un parti à la réalisation de certaines conditions. »

 

Le capitaine Gamelin a voulu pour sa part distinguer le combat en retraite de la défensive. «Le combat en retraite est l'art de ralentir l'ennemi, sans subir sa loi. » (distinction justifiée par la conception négative de la défensive. 

 

Le stratège américain Barry R Posen distingue pour sa part 3 doctrines.

 

  • Les doctrines offensives qui ont pour but de désarmer un adversaire, de détruire ses forces armées.

 

  • Les doctrines défensives qui ont pour but d'interdire à un adversaire d’atteindre l'objectif qu'il poursuit.

 

  • Les doctrines dissuasives qui ont pour but de punir un agresseur. Mais la pertinence de ce dernier terme n'est pas évidente et ses confond à la défensive.

 

Section IV. Les modalités de la stratégie.

 

194. Les modes fondamentaux.

 

Toute l'activité humaine peut se ramener à un tout petit nombre de constituants fondamentaux dont les combinaisons multiples autorisent une palette d'action immense. La stratégie et la tactique ne font pas exception à la règle.

 

On peut distinguer deux ou trois constituants fondamentaux. L'un des problèmes majeurs de toute stratégie est de parvenir à trouver l'équilibre idéal entre ces constituants en fonction de la situation concrète, c'est à dire de l'ennemi en présence, des moyens disponibles, des buts à atteindre.

 

Ferdinand Otto Mikshe a développé un modèle binaire qui combine le feu et le mouvement. L'avantage d'un tel dualisme est qu'il s'accorde avec la distinction stratégie/tactique. Mais la stratégie est dominée par le mouvement alors que la tactique est dominée par le feu.

 

Une articulation tripartie associant le choc, la manœuvre et le feu paraît plus fondée.

 

195. Le choc.

 

Le choc vise à désorganiser ou à détruire l'adversaire par la mise en œuvre d'une masse qui va agir avec la plus grande violence.

 

Au plan tactique, l'exemple le plus réussi est la phalange grecque puis macédonienne. Par la suite la cavalerie deviendra l'instrument privilégié du choc.

 

Au plan stratégique le Blitzkrieg est fondé sur l'exploitation maximale du choc.

 

Le choc est brutal et efficace. Lorsqu'il est mis en œuvre par une force indiscutablement supérieure, il peut provoquer l'effondrement complet du dispositif ennemi. Mais le choc peut aussi être dangereux pour celui qui le tente. La concentration des moyens qu'il exige peut conduire à n'obtenir la rupture que sur un front étroit. Le défenseur peut alors riposter en essayant de couper les forces qui ont percé de leur base de départ. Au choc, il va opposer la manœuvre.

 

196. La manœuvre.

 

Au lieu d'aborder l'ennemi de manière frontale, la manœuvre vise à agir sur ses points faibles, à le désorganiser, à la dissocier à un tel degré qu'il perde sa capacité combattante.

 

L'Ancien régime est dominé par la manœuvre qui a pour but d'éviter les batailles trop coûteuses tout en empêchant l'ennemi d'atteindre ses objectifs et de le contraindre à la retraite en coupant ses lignes de communication. Napoléon est lui aussi convaincu des nécessités de la manœuvre.

 

La manœuvre a souvent été l'apanage des grands chefs de guerre, car elle suppose une maîtrise de la stratégie beaucoup plus grande que le choc ou le feu. Le renseignement est une composante essentielle de la manœuvre. Mais la manœuvre suppose une certaine liberté d'action. Lorsque la disproportion des forces est trop grande ou que la position de l'ennemi est trop forte, elle ne peut guère être mise en œuvre.

 

197. Le feu.

 

C'est actuellement le facteur prépondérant à la guerre (puissance de jet, puis puissance de feu).

 

L'arme à feu introduit une révolution dans l'art de la guerre, mais une révolution qui s'impose très lentement. Il faut attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour que le feu atteigne une puissance terrifiante grâce au progrès technique. Pourtant durant la longue période de paix de 1870 à 1914, cette vérité est perdue de vue, le choc redevient à l'honneur et sera responsable des hécatombes de 1914. Ce n'est qu'avec le développement des moyens mécanisés que le choc et la manœuvre retrouvent leur place.

 

Le feu à longtemps été un facteur purement tactique, mais il est devenu stratégique avec le développement de l'arme aérienne.

 

Le jet puis le feu sont jugés d'autant plus efficaces qu'ils sont intenses. Mais actuellement une conception alternative fait le choix de la qualité, c'est à dire de la précision.

 

198. Combinaison du choc, de la manœuvre et du feu.

 

Un problème central, tant de la stratégie que de la tactique a toujours été de trouver la meilleure combinaison possible entre ces trois modalités fondamentales. L'une des nouveautés décisive de notre époque est l'apparition de nouveaux moyens qui permettent de surmonter, dans une certaine mesure, cette contradiction : le char ou l'avion. Il en résulte là un phénomène nouveau qui est la dissymétrie absolue de l'offensive et de la défensive : « celui qui attaque possède l'initiative et, par un plan préconçu, il peut développer sans délai une série de manœuvres, tandis que le défenseur, qui subit l’initiative de l’adversaire, ne peut réagir, même avec une grande mobilité, que lorsqu'il a connaissance des actions ennemies. »

 

199. Le modèle napoléonien.

 

« La supériorité de Napoléon réside dans le choix de ses lignes d'opérations, c'est à dire la direction qu'il donne à la manœuvre en fonction de la situation géographique et de l'emplacement des forces ennemies, mais aussi dans sa capacité à changer de lignes en cas d'événements imprévus. Il manœuvre aussi bien sur une extrémité du front stratégique de l'ennemi pour le tourner et le prendre à revers (1800, 1805, 1806) que sur son centre lorsque l'adversaire à commis l'erreur de diviser ses forces (1796, 1809, 1814). Certaines de ses manœuvres se terminent par des batailles qui prennent des formes très diverses : offensive au centre, débordement échelonné, ordre oblique... »

 

Pour ClausewitzNapoléon recherche le choc décisif. Il est le modèle de la guerre offensive, mais ce succès résulte aussi d'une manœuvre de concentration qui lui permet d'avoir une armée supérieure ou à peine moins inférieure à l'ennemi.

 

Le colonel Camon pour sa part réfute Clausewitz estimant que Napoléon a préféré la manœuvre sur les arrières ou la manœuvre sur position centrale.

 

Section V. Le processus stratégique.

 

200. Conception et exécution.

 

On peut décomposer le processus stratégique en trois phases fondamentales.

 

  • La phase de préparation durant laquelle la conception prédomine sans pour autant être exclusive.

 

  • La phase d'opérations durant laquelle l'exécution prédomine. C'est le moment décisif du choc des volontés. La conception intervient en permanence pour adapter le plan initial à l'évolution des opérations. C'est souvent l’incapacité à modifier un plan préconçu, pour exploiter les occasions qui se présentent ou pour contourner les résistances qui surgissent qui engendre l'échec.

 

  • La phase d'exploitation durant laquelle la conception et l'exécution sont intimement mêlées. Il s'agit de tirer profit de l'avantage obtenu sans dépasser le point culminant de la victoire.

 

201. La surprise stratégique.

 

  • Quand la disposition des forces ne permet pas une victoire facile et rapide (ce qui est rarement le cas), il faut chercher la surprise stratégique qui empêchera l'ennemi d'opposer la riposte appropriée. Il existe différentes formes de surprises stratégiques.

 

  • Surprise technique. Utilisation d'un nouveau matériel.

 

  • Surprise géographique. Attaquer l'ennemi sur un terrain inattendu. Elle peut être offensive ou défensive.

 

  • Surprise temporelle. L'offensive se produit à un moment inhabituel pour l'époque.

 

  • Surprise doctrinale. Une des parties combat d'une manière non prévue par l'adversaire.

 

La meilleure surprise est celle qui combine les différents éléments. Celui qui obtient la surprise s'assure un avantage souvent décisif.

 

202. La rupture stratégique.

 

Dans l'étape opérationnelle du processus stratégique, le but est d'imposer sa supériorité à l'ennemi, en vue d'exploiter ultérieurement l'avantage initial acquis. Le langage courant parle de recherche de la rupture stratégique.

 

Il y a rupture stratégique lorsque l'ennemi a perdu toute capacité de réaction, au point de ne plus avoir la maîtrise stratégique des forces qui restent à sa disposition.

Les modalités de cette rupture sont diverses :

 

  • Le choc qui permet la percée.

 

  • La manœuvre qui enveloppe ou déborde.

 

  • Le feu qui écrase et qui use.

 

  • La percée est liée à 'idée de front. C'est un choc qui créé une ouverture dans ce front. Pour réussir elle suppose une brutalité et une mobilité qui interdisent au défenseur de se rétablir sur une nouvelle ligne.

 

  • La manœuvre a pour but de surprendre l'ennemi en utilisant des directions qu'il n'a pas prévues. La vitesse est encore plus déterminante que dans la percée.

 

  • Le feu. Il s'agit de mettre en œuvre une supériorité matérielle en vue de provoquer l'usure de l'ennemi jusqu'au point où son dispositif se disloque.

 

  • La rupture est l'acte initial qui permet d'engager l'exploitation décisive. Elle n'est pas liée à la percée d'un front, mais bien à la création d'un déséquilibre, de quelque nature que ce soit, d'une situation nouvelle qui ouvre des possibilités auparavant interdites, par bouleversement de certaines des données de base de la situation antérieure.

 

203. La poursuite stratégique.

 

L'objectif est de ne laisser aucun répit à l'ennemi déséquilibré, mais au contraire de harceler les forces qui lui restent pour achever la dislocation de son dispositif. La poursuite est souvent difficile à mettre en œuvre, les vainqueurs étant aussi épuisés que les vaincus qui se retirent rapidement pour éviter l'anéantissement.

 

C'est Napoléon qui introduit une mutation décisive, étant le premier à engager systématiquement la poursuite, à rechercher une exploitation aussi complète que possible de la rupture obtenue par la bataille.

 

204. La retraite stratégique.

 

Il s'agit d'échanger l'espace contre du temps : l'abandon des positions non vitales permet de raccourcir les lignes de communication et le front, de concentrer les forces restantes sur les positions vitales, tout en étirant les lignes de communication du poursuivant.

 

Opération toujours périlleuse, la retraite stratégique devrait être soigneusement étudiée, pour que le commandement soit préparé à y faire face.

 

205. La victoire stratégique.

 

Quand peut-on dire que la victoire est acquise, que l'ennemi est défait ? Un simple survol de l'histoire suggère la diversité des cas. Le vaincu n'est plus en état de réagir aux initiatives de son adversaire :

 

  • Parce qu'il n'a plus d'espace.

 

  • Parce qu'il n'a plus de ressources

 

  • Parce qu'il n'a plus assez de forces organisées.

 

  • Parce qu'il ne peut plus manier efficacement les moyens qui lui restent lorsqu'il a perdu la maîtrise stratégique de ses forces.

 

206. Succès tactique et victoire stratégique.

 

On ne peut désigner le vainqueur qu'en considérant les fins positives ou négatives de la guerre ou de la campagne. La méconnaissance de cette loi peut conduire à des succès tactiques qui peuvent être en même temps des échecs stratégiques. L'épreuve de vérité n'est pas une bataille gagnée, mais la mise hors de combat durable de l'ennemi. Les traités de paix révèlent plus sûrement que la liste des combats le degré de réalisation des objectifs.

 

207. Victoire stratégique et conclusion politique.

 

Si la victoire est le but stratégique, elle ne constitue pas une fin politique. La politique est trop complexe pour se laisser asservir longtemps par la stratégie. Celle ci doit se contenter de résultats provisoires car il est rare qu'une stratégie puisse empêcher indéfiniment le redressement d'une unité politique décidée à survivre, d'autant que la défaite stimule les énergies et balaie les conservatismes (alors que la victoire a tendance à faire le contraire, ex de la 1ere et 2e Guerre mondiale).

 

Fin



14/06/2021
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